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Rousseau genevois
Les expositions présentées par les Archives d’Etat leur permettent de mettre en valeur certains fonds d’archives ou d’attirer l’attention du grand public sur les éclairages nouveaux que la science historique propose sur une période ou une problématique. Les expositions sont aussi l’occasion de participer aux commémorations qui scandent le temps de la République. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient l’expositionRousseau genevois.
Affiche de l’exposition (Janine Csillagi)
Il arrive que les origines de Jean-Jacques Rousseau soient méconnues. On le considère souvent, en France et ailleurs, comme un illustre philosophe et écrivain probablement, voire certainement, français. On peut citer d’autres exemples de malentendus. A l’époque soviétique, en Ukraine plus particulièrement, Jean-Jacques Rousseau était qualifié de citoyen suisse dans la littérature politique d’alors. François Jacob, dans son ouvrage récemment paru1, signale l’existence d’un guide2 de l’Office du tourisme de Genève, invitant le visiteur à admirer l’île Rousseau et son monument tout en mentionnant que Jean-Jacques Rousseau était un Genevois d’adoption!
On comprendra donc aisément le choix du titre de cette exposition. Présentée dans les murs où sont conservés tous les documents qui pouvaient ou peuvent encore attester d’une citoyenneté genevoise, soit les registres du Conseil ou des Conseils, les titres de bourgeoisie, les registres de paroisses et autres minutiers de notaires, pour ne citer que ces fonds illustres, elle ne pouvait que s’intituler Rousseau genevois.
Cette exposition n’a pas pour ambition d’entrer dans les débats philosophiques et politiques, littéraires ou musicologiques, voire encore d’aborder les controverses liées à l’éducation qui ont nourri l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. L’objectif poursuivi n’est pas non plus de s’approprier cet illustre penseur et écrivain, dont l’envergure dépasse de loin les frontières genevoises. Il s’agit bien au contraire de replacer la vie de Jean-Jacques Rousseau dans son contexte genevois.
Au fil de son parcours, Jean-Jacques Rousseau, après avoir grandi à Genève, s’en est éloigné, jusqu’au point de renoncer officiellement à la bourgeoisie de sa cité natale. Or, si Jean-Jacques Rousseau a physiquement quitté Genève, il n’a jamais oublié la République, que l’on pense à ses Confessions, à ses réactions suite à la parution de l’article «Genève» de l’Encyclopédie, ou encore aux Lettres de la montagne.
L’exposition propose une mise en perspective des liens, dans différents registres, reliant ce philosophe des Lumières à la République de Genève. Enfant, Jean-Jacques Rousseau a bien connu la ville de Genève, mais aussi sa campagne environnante, comme le village de Bossey. A l’adolescence, on le retrouve apprenti dans un atelier de graveur situé dans le quartier de Saint-Gervais, confronté à son maître, mais aussi aux horaires de fermeture des portes de la ville. Plus tard, c’est aux pasteurs et aux autorités politiques genevoises qu’il aura affaire lors de la condamnation de ses ouvrages. Ces quelques exemples illustrent les différentes facettes du Rousseau genevois.
Pierre Flückiger
Archiviste d’Etat
Commissaire de l’exposition: Martine Piguet
__________
1 François JACOB, La cité interdite. Jean-Jacques Rousseau à Genève, Genève, 2009.
2 Office du tourisme de Genève, Tout Genève dans votre poche, Genève, [1970], p. 15.
https://archives-etat-ge.ch/page_liste_menu/expositions-rousseau-genevois-exposition-2012/
1. Genève au XVIIIe siècle
Le XVIIIe siècle à Genève est une période brillante, économiquement prospère, caractérisée par un essor démographique marqué et un rayonnement culturel exceptionnel.
Bastion de Cornavin, par R. Gardelle. Paysage habité, armoiries et devise de Genève. 1780
(AEG, Archives privées 247/I/18)
La population, estimée à 20’000 habitants en 1725, atteint environ 25’000 habitants en 1770, auxquels s’ajoutent près de 3000 habitants des faubourgs et les sujets des mandements. L’immigration de la fin du XVIIe siècle, suite à la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 qui amène 3000 à 4000 réfugiés, et la baisse de la mortalité des nouveaux-nés expliquent cette progression.
Encerclée de fortifications de la vieille ville à Saint-Gervais, la cité de Genève prospère: l’économie bénéficie de la renommée de la «Fabrique genevoise», qui regroupe tous les métiers de l’horlogerie et de la bijouterie organisés en maîtrises. L’industrie des indiennes ou toiles peintes est également en plein essor et les grandes manufactures emploient de nombreux ouvriers. Enfin, le commerce et la banque privée participent aussi de cette prospérité grâce à l’activité des riches banquiers genevois dans le commerce international.
L’Académie de Genève et de grands savants – philosophes, théologiens, juristes, biologistes ou géologues – contribuent au développement des idées des Lumières et à l’histoire des sciences du XVIIIe siècle.
La vie intellectuelle est marquée dès la fin du XVIIe siècle par un certain libéralisme théologique, illustré par Jean-Alphonse Turrettini, professeur à l’Académie et ministre de l’Eglise genevoise, qui prône la tolérance et à qui l’on doit l’autorisation du culte luthérien en ville. Jean-Robert Chouet, philosophe, homme de sciences et magistrat, affirme, lui, la séparation de la raison et de la foi et introduit à l’Académie la méthode expérimentale. Il encourage la création de nouvelles chaires académiques, telles celles de mathématiques ou de droit naturel. Ces deux savants sont les artisans de la transformation de Genève, la Rome protestante, en République éclairée et Cité savante.
D’un point de vue politique, Genève vit au XVIIIe siècle une période agitée, jalonnée de conflits opposant les Citoyens et les Bourgeois aux patriciens. Ces derniers sont minoritaires, mais détiennent le pouvoir au sein des institutions politiques et l’accaparent grâce à un système de cooptation. Quant aux Habitants, aux Natifs et aux sujets de la campagne, sans aucun droit politique, ils devront attendre la fin du siècle et la révolution genevoise de décembre 1792 pour être considérés comme des citoyens à part entière.
Pendant tous ces troubles politiques intérieurs menaçant la stabilité de la République, Genève s’appuie sur ses alliés, les cantons suisses de Berne et de Zurich, qui interviennent militairement pour rétablir l’ordre en 1707, 1734, 1765-1766 et 1781-1782.
La France, d’abord alliée de Genève puis devenue au fil du temps puissance protectrice de plus en plus intervenante, est appelée à la rescousse comme médiatrice lors des conflits entre le pouvoir et les «Représentants». La présence du Résident, imposé par la France dans les murs de la ville depuis 1679, permet une intense activité diplomatique entre Genève et Paris et favorise clairement l’«alignement» de la cité protestante sur le royaume de France.
Plan de la ville de Genève en 1777 par C.G. Glot. Ajout manuscrit et aquarellé: plan d’attaque et notice
(AEG, Archives privées 247/V/21)
Les relations avec la Savoie, difficiles depuis le XVIe siècle, s’apaisent avec le Traité de Turin de 1754, conclu après des tractations longues et difficiles. Turin fera partie des puissances étrangères, avec la France et Berne, qui interviendront lors de la révolte de 1782 pour restaurer le gouvernement aristocratique. Une pacification, imposée par un Edit surnommé «Code Noir», met fin à cette révolte, mais sera suivie dès 1789 de nouveaux troubles qui aboutiront à la révolution genevoise de 1792 et à la Constitution de 1794.
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/1-geneve-au-xviiie-siecle/
2. Généalogies familiales
Les familles Rousseau et Bernard
Par sa famille paternelle, les Rousseau, Jean-Jacques appartient à une lignée d’artisans respectables, réfugiés à Genève pour cause de religion dès le milieu du XVIe siècle: son aïeul Didier Rousseau quitte Montlhéry dans la région parisienne et s’installe à Genève, où il est reçu habitant de la cité le 15 octobre 1549, puis bourgeois en 1555. Fils de libraire, il s’établit d’abord comme marchand de vin à l’enseigne de La Main, puis comme libraire, tout en tenant l’auberge de L’Epée couronnée à la rue du Perron.
Allié à Jean de Budé, fils du célèbre helléniste Guillaume Budé, Didier Rousseau et sa seconde épouse Mie Miège, de Contamine-sur-Arve en Savoie, s’intègrent rapidement à la société genevoise et, financièrement aisés, font l’acquisition de biens immobiliers. Pourtant, à la mort de Didier en 1581, sa veuve doit faire face à des difficultés financières.
Leur fils, Jean, est mis en apprentissage chez un tanneur. Les descendants de Jean, ancêtres immédiats de Jean-Jacques, seront tous horlogers: son arrière-grand-père, son grand-père, David, maître juré dans sa profession et dizenier de son quartier, et enfin son père, Isaac.
Isaac Rousseau, père de Jean-Jacques. Miniature sur ivoire, auteur inconnu, s.d. (CIG n° 274)
Les Rousseau, artisans horlogers aisés, membres de la bourgeoisie, reçoivent non seulement une formation professionnelle, mais aussi musicale: les trois fils du grand-père David pratiquent le violon et l’un d’eux, Isaac, le père de Jean-Jacques, ne devient horloger qu’à contrecœur: il est ainsi quelque temps maître de danse.
Par contre, aucun des membres de la famille Rousseau n’accéda à la magistrature ni ne fut membre des Conseils de la République.
Autour du métier d’horloger au XVIIIe siècle
1 tour, long. 22.5 cm, acier
1 outil de mesure, laiton gravé et doré
1 compas, laiton, acier
1 petite boîte à fournitures, bois tourné
1 loupe, corne, verre
1 support de travail pour mouvement de montre, laiton
1 huit-chiffre, laiton
1 outil à équilibrer les fusées, long. 32 cm, acier, acier bleui, laiton
1 marteau, acier
2 limes, acier, manches en bois
1 pince coupante, acier
1 paire de brucelles, acier
(Musée d’art et d’histoire, Genève)
Par son mariage avec Suzanne Bernard en 1704, Isaac Rousseau s’allie à une famille originaire du village genevois d’Arare, reçue à la bourgeoisie de la ville dès 1596.
Acte de mariage d’Isaac Rousseau et Suzanne Bernard, parents de Jean-Jacques. 2 juin 1704
(AEG E.C. Chêne-Bougeries 1)
Samuel Bernard, grand-père de Suzanne, épouse la fille d’un riche marchand drapier, Louise Le Maire, et dès lors se trouve intégré dans les rangs de la bonne société de la cité: l’un de ses oncles est professeur à l’Académie, l’un de ses beaux-frères n’est autre que le savant helléniste Henri Estienne.
Son fils Jacques, horloger, épouse Anne-Marie Machard, fille de notaire, après une vie amoureuse agitée qui lui vaut les foudres du Consistoire. De cette union est issue Suzanne, mère de Jean-Jacques, qui bénéficie d’une bonne éducation et manifeste du goût pour le dessin, la musique et la poésie. Son décès prématuré ne lui permettra pas d’entourer de son affection son deuxième fils, mais la tante paternelle de celui-ci y suppléera en partie.
Acte de décès de la mère de Jean-Jacques Rousseau. 7 juillet 1712 (AEG E.C. Morts 54, p. 85)
Jean-Jacques est doublement allié aux Bernard: en effet, Gabriel Bernard, frère de sa mère, a épousé l’une des sœurs de son père Isaac, Théodora. Le couple recueillera Jean-Jacques au moment où Isaac s’exilera à Nyon pour échapper à la justice genevoise après avoir été condamné pour une rixe.
Son oncle Gabriel, commis aux fortifications, présentera Jean-Jacques au graveur Abel Ducommun en 1725 pour qu’il effectue son apprentissage chez ce dernier. Gabriel Bernard, émigré en Amérique dès 1734, travaillera aux fortifications de la ville de Charleston en Caroline du Sud en tant qu’ingénieur. Il mourra dans cette ville en 1737.
Dans les familles paternelle et maternelle de Jean-Jacques Rousseau, on trouve ainsi des artisans horlogers consciencieux, des marchands bourgeois aisés et nombre de grands-oncles, oncles et cousins qui manifestent un goût certain pour les voyages: au XVIIIe siècle, des membres des familles Rousseau et Bernard sont installés dans divers pays d’Europe, en Turquie et en Amérique.
Nul doute que l’héritage de ces deux familles genevoises et les circonstances d’une vie affective chahutée dès l’enfance façonneront la personnalité et le rapport à sa ville natale du jeune garçon de Saint-Gervais puis de l’adolescent et de l’adulte, tour à tour ouvert sur le monde et replié sur lui-même.
Généalogie ascendante de J.J. Rousseau, élaborée par Roger Rosset
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/2-genealogies-familiales/
3. Enfance et instruction (1712-1722)
Né le 28 juin 1712 au 40 de la Grand-Rue, dans la maison léguée à sa mère par sa grand-mère maternelle, Jean-Jacques est orphelin de mère très rapidement: Suzanne Bernard (1673-1712) meurt des suites de son accouchement le 7 juillet 1712, de «fièvre continue», âgée de 39 ans.
Baptême de Jean-Jacques Rousseau le 4 juillet 1712 à Saint-Pierre. Le prénom de son grand-père, David, a été inscrit par erreur au lieu de celui de son père, Isaac (AEG, E.C. Saint-Pierre BM 11)
De nombreuses femmes meurent en couches sous l’Ancien Régime. Cette importante mortalité périnatale est due principalement aux infections causées par le manque d’hygiène. Un règlement sur les sages-femmes, rendant obligatoires une formation sommaire et un examen, n’est mis en place à Genève qu’à partir de 1751, mais il améliorera notablement la prise en charge des accouchées.
Jean-Jacques vivra dans la maison de la vieille ville jusqu’à l’âge de 5 ans, avec son frère François, de sept ans plus âgé que lui, et leur père Isaac. La sœur de celui-ci, Suzanne Rousseau, tient le ménage d’Isaac après le décès de sa femme. Une nourrice, Jacqueline Faramand, surnommée «Mie Jacqueline» par Jean-Jacques, complète la famille.
Maison natale de Jean-Jacques, Grand-Rue 40 (CIG, Gir 780a/5)
En 1718, Isaac Rousseau vend la maison de la Grand-Rue et s’installe au 3e étage du 28, rue de Coutance, dans le quartier de Saint-Gervais. Il se rapproche ainsi de son milieu professionnel, celui des horlogers, dont les ateliers – les cabinets – sont nombreux à Saint-Gervais.
Jean-Jacques reçoit dans ses jeunes années une éducation faite surtout de lectures, à la maison ou à l’atelier avec son père. La tante Suzon chante des airs tout en brodant et Jean-Jacques lui attribuera plus tard sa passion pour la musique.
Quartier de Saint-Gervais. Détail du plan de Genève de 1777 (AEG, Archives privées 247/V/21)
Façade de la maison de la rue de Coutance où habitait la famille Rousseau. La maison a été démolie, ainsi que d’autres, en 1959, après de vives polémiques, pour faire place au magasin La Placette, œuvre de l’architecte Pierre Braillard. Le souvenir de Rousseau y est rappelé en 1967 par une œuvre de l’artiste suisse Hans Erni (1909-) (CIG, VG 13X18 9962)
Isaac Rousseau fait lire à son fils les auteurs français du temps, Bossuet, La Bruyère, Fontenelle, et les classiques grecs et romains, dont Plutarque, l’auteur favori de Jean-Jacques. Ils lisent ensemble, jusque tard dans la nuit parfois, les romans français ayant appartenu à sa mère.
L’école publique obligatoire, pour les garçons uniquement, ne commence que vers l’âge de 10-12 ans avec la fréquentation du collège institué par Calvin en 1559. A cet âge-là, Jean-Jacques a déjà été placé chez le pasteur Lambercier à Bossey, avec son cousin germain Abraham Bernard, suite au départ de son père pour Nyon.
En sus de cette instruction «maison», Jean-Jacques suit les cours de catéchisme – obligatoires – au temple de Saint-Gervais. Les enfants y apprennent à lire, afin d’avoir accès à la lecture de la Bible, condition pour être admis à la Sainte-Cène. Le dimanche, ils se rendent au culte. Enfin, Jean-Jacques fait partie du corps des «Petits Volontaires», dans lequel on instruit les enfants au maniement des armes, en uniforme.
Vue du temple de Saint-Gervais au début du XIXe siècle. Gravure de Mégard (CIG, St GER 07)
A ces activités d’étude et de jeux en ville s’ajoutent de fréquents moments passés avec son cousin Abraham dans le jardin et la petite maison de Plainpalais appartenant à son oncle Gabriel Bernard, hérités de Samuel Bernard, pasteur au Grand-Saconnex.
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/3-enfance-et-instruction-1712-1722/
4. A Bossey
Chez le pasteur Lambercier à Bossey (octobre 1722 – automne 1724)
Homme au sang chaud, Isaac Rousseau est impliqué en juin 1722, puis à nouveau en octobre de la même année, dans une rixe avec un certain Pierre Gautier, ancien capitaine au service de Pologne.
Sans attendre la décision de justice, il quitte définitivement Genève avec sa sœur Suzanne et s’installe à Nyon. Il s’y remariera en 1726 avec Jeanne François.
Procédure contre Isaac Rousseau suite à une rixe avec Pierre Gautier, octobre 1722. En l’absence d’Isaac Rousseau (parti à Nyon) après trois assignations à comparaître, la justice le condamne à venir demander pardon «genoux en terre à Dieu, à la Seigneurie et au Sieur Gautier», à trois mois de prison et à 50 écus d’amende (R.C. 221, 9 novembre 1722) (AEG, P.C. 1re série 7011)
Jean-Jacques est dès lors confié à ses oncle et tante, Gabriel Bernard et Suzanne Rousseau, dont le fils Abraham a environ le même âge. Les deux cousins sont mis en pension en octobre 1722 chez le pasteur Lambercier à Bossey, paroisse protestante formant une enclave en terre savoyarde.
Vue de l’église (temple protestant entre 1536 et 1779) et du presbytère de Bossey. Gravure de 1819 (CIC, Gir 0760)
Avant la Réforme, ce village faisait partie des biens du chapitre de Saint-Pierre qui, dès le XVIe siècle, étaient incorporés aux terres de la République. Au XVIIIe siècle, les droits s’enchevêtrent et de multiples conflits de souveraineté surgissent, comme dans d’autres lieux hérités des terres du couvent de Saint-Victor et du Chapitre. Les souverains savoyards contestent l’existence même de Genève en tant qu’Etat souverain. Il faudra attendre le Traité de Turin de 1754 pour que la question soit réglée et que Bossey redevienne savoyard.
Le pasteur Lambercier exerce son ministère à Bossey de 1708 à 1738. Pendant les deux années de ce séjour campagnard, Jean-Jacques et son cousin vivent au presbytère et bénéficient des enseignements du pasteur, en particulier celui du latin, et d’une éducation religieuse protestante.
Sermon sur la Genèse du pasteur Lambercier, dans lequel il fustige l’amour des richesses, prononcé à Saint-Germain le vendredi 14 mars 1727 (BGE, Ms. Comp. Past. 55, f. 16)
Ils sont entourés de l’affection quasi maternelle de la sœur du pasteur, Gabrielle Lambercier, qui tient le ménage. Les deux enfants sont bien traités et, pour Jean-Jacques, c’est le temps de l’éveil à la nature et à l’amitié avec son cousin, mais aussi à une sexualité tourmentée.
Jean-Jacques, après ce séjour qui restera idyllique dans sa mémoire, revient habiter chez son oncle au n° 13 de la Grand-Rue, en octobre 1724.
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/4-a-bossey/
5. Apprentissages (avril 1725-juillet 1728)
Gabriel Bernard, oncle et tuteur de Jean-Jacques en l’absence de son père, décide de le mettre en apprentissage, après quelques semaines d’une certaine oisiveté au retour de Bossey, pendant lesquelles Jean-Jacques s’initie au dessin avec son cousin Abraham, destiné à devenir employé du génie.
Jean-Jacques est placé comme apprenti greffier chez Jean-Louis Masseron, secrétaire du Tribunal du Lieutenant de justice, dont les compétences s’exercent en matière criminelle (instruction des causes) et au civil (instruction et jugement en première instance). Mais il ne manifeste aucun goût pour ce travail et le quitte rapidement.
En avril 1725, il commence alors un apprentissage chez Abel Ducommun, maître graveur âgé de seulement 20 ans. Le système de l’apprentissage, strictement réglementé à Genève, fait l’objet d’un contrat notarié conclu pour quatre ou cinq ans selon le métier. Au XVIIIe siècle, la plupart des apprentis commencent leur formation entre 12 et 15 ans.
Il faut noter que le système exclut de ces formations, dans les métiers considérés comme nobles (horlogerie, orfèvrerie, dorure et gravure), les étrangers et leurs descendants – c’est-à-dire les habitants et les natifs – ainsi que les femmes.
Contrat d’apprentissage de Jean-Jacques Rousseau en tant que graveur chez Abel Ducommun (AEG, Notaire J.-J. Choisy, vol. 3, folio 357 ssq)
Les dispositions du contrat stipulent que l’apprenti est logé, nourri, vêtu, blanchi par son maître, qui s’engage à lui enseigner sa profession, mais aussi à l’éduquer comme l’un de ses enfants, à lui apprendre le catéchisme et à l’envoyer au culte. De son côté, l’apprenti doit respect et obéissance à son maître et il n’a pas le droit de s’absenter sans sa permission. En cas de rupture du contrat d’apprentissage, une peine ou un dédommagement sont en général prévu. Enfin, les parents ou le tuteur de l’apprenti doivent payer une certaine somme d’argent au maître pour son enseignement et l’entretien de l’adolescent.
Gabriel Bernard paie trois cents livres de Genève pour son neveu. Il doit de plus verser les «épingles», sorte de pourboire pour la femme du maître ou celle qui tient sa maisonnée, en l’occurrence deux louis d’or (soit environ une livre et demie). Pour estimer l’importance de ce «droit d’entrée» en apprentissage, on peut le comparer à d’autres valeurs: on sait par exemple qu’en 1749 un caleçon est estimé à une livre, une montre en argent sans la chaîne à quarante-deux livres.
Jean-Jacques habite dès mai 1726 chez Abel Ducommun, rue des Etuves 96, dans le quartier de Saint-Gervais. Il emménagera rue de la Poissonnerie (actuelle rue de la Croix-d’Or) au moment du mariage de son maître en novembre 1726.
La journée effective de travail dans un atelier de la Fabrique genevoise au XVIIIe siècle est de huit à dix heures, temps relativement court en comparaison de ce qui se passe en Angleterre par exemple, où la durée du travail journalier à la fin du siècle dans les premières usines pouvait s’élever jusqu’à seize ou dix-huit heures.
Règlement sur le métier de graveur en horlogerie. 1716 (AEG, Industrie B 4)
Chez Abel Ducommun, homme «rustre et violent», Jean-Jacques apprend non seulement la gravure, métier qu’il apprécie, mais aussi l’indiscipline et la dissimulation: il lit à la dérobée à l’atelier, ce qui lui attire les foudres de son maître. Disposant de très peu de moyens financiers, il achète des livres à crédit chez une dénommée La Tribu.
Avec ses camarades apprentis de l’atelier ou du quartier, il se comporte en jeune chenapan, commet de petits larcins, grave des médailles à l’insu de son maître, inventant avec ses amis un nouvel ordre de chevalerie. Découvert par Abel Ducommun, il est durement châtié. Le dimanche, Jean-Jacques et ses camarades vont se promener dans la campagne proche, oubliant parfois l’heure de fermeture des portes, ce qui, comme on le verra, déterminera à sa troisième rentrée tardive tout l’avenir de Jean-Jacques.
Grâce pourtant à ces trois années d’apprentissage, à la pratique du dessin et du burin, Rousseau conservera le goût de l’écriture lisible et précise. Ce talent lui sera précieux lorsqu’il gagnera sa vie en tant que copiste de musique, comme le sera sa connaissance des estampes au moment où il dirigera l’illustration de La Nouvelle Héloïse.
Il parlera avec nostalgie de cet état d’artisan dans les Confessions, regrettant de n’être pas devenu un honnête artisan genevois, bon père de famille, bon chrétien.
Autour du métier de graveur au XVIIIe siècle
1 boule de graveur (contient 1 plaque gravée en laiton), bois tourné, cire, verre
4 burins, bois, laiton, acier
1 support à graver, bois, cire
1 loupe, corne, verre; 1 plaque gravée, nickel
3 modèles de gravures, impressions encrées sur papier (2 fonds de montre et un cadran)
(Musée d’art et d’histoire, Genève)
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/5-apprentissages-avril-1725-juillet-1728/
6. Fuite et passage à Confignon (mars 1728)
Au soir du dimanche 14 mars 1728, Jean-Jacques Rousseau et ses camarades de sortie arrivent trop tard: la sonnerie de la garnison marquant la fermeture des portes de la ville a déjà retenti. Elle sonne une demi-heure après le coucher du soleil, selon un horaire saisonnier, à Cornavin, Neuve et Rive. La garde de la ville est assurée de manière permanente par des soldats de métier, le plus souvent étrangers, soit huit cents hommes armés, qui perçoivent une solde. A cette garnison s’ajoutent des compagnies bourgeoises, armées elles aussi, appelées en renfort le cas échéant.
Dans les Confessions, Rousseau précisera bien que le premier pont-levis était déjà levé et que l’accès à la ville était dès lors impossible. Selon toutes probabilités, ils se trouvent ce fameux dimanche devant la porte de Rive, la seule à posséder deux ponts-levis.
Porte de Rive. Détail du plan de Genève de 1777 (AEG, Archives privées 247/V/21, détail)
Les ouvrages militaires qui donnent accès à la cité font partie de l’important système fortifié qui entoure Genève en ce début du XVIIIe siècle. On est encore dans le souvenir de l’Escalade de 1602: la ville est complètement enceinte de murailles et de bastions, de la ville haute sur la rive gauche jusqu’à Saint-Gervais sur la rive droite.
L’entretien et l’amélioration des fortifications grèvent lourdement les finances de la République et ces facteurs vont avoir une influence déterminante sur la vie politique genevoise. Le financement de leur réfection sera même au centre des troubles politiques de 1734-1738, notamment en raison des levées d’impôts qu’elle rend nécessaires et des décisions prises par les autorités, qui modifient le rapport de force entre les différents conseils.
Arrivé déjà trois fois en retard de ses promenades aux alentours de la ville, Jean-Jacques redoute la colère de son maître d’apprentissage. Ses camarades, eux, en prennent leur parti et attendent jusqu’au matin l’ouverture des portes. Jean-Jacques décide finalement de ne pas rentrer du tout: ce choix impromptu aura une influence considérable sur son destin. Un profond sentiment de liberté l’étreint au moment de prendre la résolution de ne pas rentrer dans Genève.
Jean-Jacques Rousseau quittant Genève. Dessin de J. Courvoisier (1884-1936), édité pour le bicentenaire de la naissance de Rousseau en 1912 (AEG, Archives privées 192.25.15)
Après quelques jours d’errance dans la campagne environnante où il est accueilli par des familles de paysans, Jean-Jacques Rousseau aboutit à Confignon, en terres savoyardes, donc catholiques: là exerce l’abbé de Pontverre, adversaire acharné des pasteurs de Genève, connu pour son prosélytisme et ses tentatives pour le moins interventionnistes de conversion au catholicisme de Genevois réformés.
Après les avoir bien reçus, le curé argumente avec ses hôtes et finit souvent par les convaincre, d’autant mieux lorsqu’ils sont, comme Rousseau, jeunes et inexpérimentés, encore empreints du respect dû à un ministre – fût-il catholique!
Le curé de Pontverre, après un bon repas un peu arrosé, n’a pas trop de peine à vaincre les résistances du jeune Jean-Jacques, alors à peine âgé de 16 ans, adolescent tourmenté et hypersensible, malheureux dans son apprentissage et virtuellement orphelin de père. Plutôt que d’avertir sa famille de sa fugue, le curé l’envoie à Annecy chez Madame de Warens.
Registre de la paroisse de Confignon: mention de conversions de réformés par le curé Pontverre
(AEG, E.C. Bernex 2, p. 371)
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/6-fuite-et-passage-a-confignon-mars-1728/
7. Premier séjour à Annecy et conversion à Turin (mars 1728-septembre 1729)
Le 21 mars 1728, Jean-Jacques Rousseau arrive chez Madame de Warens, Vaudoise convertie au catholicisme depuis le 8 septembre 1726, divorcée en 1727 et pensionnée par le roi de Sardaigne (après les guerres de succession d’Espagne et les suites du Traité d’Utrecht, le duché de Savoie s’est vu attribuer le royaume de Sardaigne en 1720).
Le jeune homme, qui avait manqué d’une mère, éprouve à l’instant où il la voit un coup de foudre pour cette femme qui a treize ans de plus que lui, à laquelle l’attacheront pendant vingt ans des liens filiaux et amoureux.
Portrait présumé de Madame de Warens (1699-1762). Huile sur toile, auteur inconnu. Vers 1730-1740
(Musée cantonal des beaux-arts, Lausanne. Don d’Emile de Crousaz, 1846. Photo J.C. Ducret)
L’épisode de la conversion de Rousseau au catholicisme doit être imputé à plusieurs facteurs parmi lesquels la foi est peut-être moins importante que les circonstances, dont l’influence de Madame de Warens et la nécessité: il n’a plus de ressources, a quitté sa ville natale, sa famille et sa formation en cours. La perspective de trouver un emploi grâce à ses nouvelles relations joue aussi un rôle.
Madame de Warens le confie à un couple en partance pour Turin, afin qu’il soit préparé et instruit à se convertir au catholicisme à l’hospice des catéchumènes de la confraternité Spirito Santo, confrérie laïque chargée des conversions.
Plan de Turin à la fin du XVIIe siècle, tiré du Theatrum Sabaudiae (BGE, Fa 835/1)
Cet ouvrage a été conçu «comme une œuvre de prestige enrichie d’une généalogie pluriséculaire, de portraits de belle facture, de cartes et de gravures remarquables. Par son intermédiaire, Versailles et toutes les autres monarchies d’Europe devaient se convaincre de la suprématie diplomatique, culturelle et artistique du duché de Savoie, digne d’être érigé en royaume.» (Anne Weigel, Histoire, patrimoine, archives des Pays de Savoie, http://www.sabaudia.org/v2/dossiers/theatrum/public1.php)
Isaac Rousseau, le père de Jean-Jacques, venu chez Madame de Warens pour récupérer son fils, arrive trop tard, le lendemain du départ de ce dernier. A son retour à Nyon, il s’arrête à Genève et établit une convention avec le maître d’apprentissage de Jean-Jacques pour une éventuelle rentrée à l’atelier de gravure dans un délai de quatre mois.
Mais son fils ne reviendra à Genève que bien des années plus tard, et ce ne sera pas pour reprendre son apprentissage de graveur…
La fuite de J.-J. Rousseau de Genève provoque la rupture de son contrat d’apprentissage. Son père, Isaac Rousseau, passe une convention avec le maître d’apprentissage, Abel Ducommun
(AEG, Notaire J.-A. Rilliet, vol. 5, 1725-1728, p. 439)
Pour l’heure, après avoir gagné Turin à pied et été dûment – et rapidement – catéchisé, Jean-Jacques, convaincu de «l’hérésie de Genève», est baptisé le 23 avril 1728 à la cathédrale Saint-Jean de Turin. Ce faisant, il renonce à sa citoyenneté genevoise: un citoyen de la Rome protestante ne peut professer d’autre foi que la réformée.
Rendu à la vie civile avec un modeste pécule, livré à lui-même, Jean-Jacques occupe quelques emplois de secrétaire grâce à des protections, mais en septembre 1729 il retourne à Annecy chez Madame de Warens.
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8. Genève 1707-1738
Pendant ces années où Rousseau est absent de Genève, la République est secouée d’événements qui vont affecter la vie politique de la cité et influencer indirectement le destin du futur écrivain et philosophe politique.
Depuis la révolte de 1707, qui avait vu s’affronter les bourgeois et les membres des Conseils et s’était terminée par l’exécution de Pierre Fatio, transfuge du patriciat et champion des droits du Conseil général, jusqu’à la proclamation de la Révolution genevoise en décembre 1792, on constate une continuité dans les crises politiques qui se succèdent durant tout le XVIIIe siècle.
L’exclusion de la petite bourgeoisie artisanale et marchande des affaires politiques sera le ferment des troubles. En 1715, les artisans et le parti bourgeois sont en colère contre une décision de levée d’impôt décrétée sans l’aval préalable du Conseil général. D’après les listes d’habitants par quartier, une majorité des révoltés vit alors dans celui de Saint-Gervais, qui, même s’il constitue d’un point de vue sociologique et économique une entité distincte de la ville haute, n’en fait pas moins partie de la cité, entouré de fortifications au même titre qu’elle.
Rousseau, installé depuis l’âge de cinq ans avec son père à la rue de Coutance, dans cette atmosphère bouillonnante où le monde des artisans discute politique, n’a pu échapper à cette ambiance de contestation et s’en trouvera probablement fortement imprégné au moment où il écrira ses pamphlets politiques.
Lettres séditieuses parues anonymement en 1718. L’auteur présumé est Antoine Léger (1652-1719), professeur de théologie à l’Académie (AEG, Ms hist. 77)
Après la diffusion en 1718 des Lettres séditieuses, libelle anonyme dans lequel l’auteur s’interroge sur la légitimité de la décision des Conseils de lever de nouveaux impôts pour financer la reconstruction des fortifications sans recourir au Conseil général, l’opinion publique bruit à nouveau de rumeurs de contestation, non seulement dans le quartier horloger de Saint-Gervais mais aussi dans le reste de la ville. L’auteur de ces Lettres, au demeurant assez modérées, appelle plus à une réflexion politique qu’à une révolte ouverte.
La bourgeoisie, groupe qui se définit par sa position socio-économique et se compose des artisans de la Fabrique et des métiers hautement qualifiés, présente au gouvernement, après la diffusion des Lettres, des Représentations qui se solderont par un échec: un décret du gouvernement déclare les Lettres subversives et interdit tout rassemblement dans la cité.
Malgré cet échec, l’influence des Lettres séditieuses est pourtant incontestable: elles seront lues par les partisans des deux courants politiques et l’on s’y référera tout au long du siècle. Jean Cramer (1701-1773), professeur de droit à l’Académie et magistrat, n’hésitera pas à dire qu’«elles ont été le premier flambeau de la discorde. Elles respirent entièrement un air d’anarchie». Certains historiens ont même vu dans ces Lettres une préfiguration du Contrat social.
Une fois de plus, Jean-Jacques et son entourage familial n’ont pu rester à l’écart de cette agitation: François Terroux, l’un des meneurs des troubles de 1718, habite depuis quelques mois, après avoir quitté la Grand-Rue, dans le même immeuble qu’Isaac Rousseau, sa sœur Suzanne et ses deux fils.
Représentations des Citoyens & Bourgeois de Genève au gouvernement. 1734 (AEG, Bibliothèque, 1117)
Le prochain épisode de la lutte entre patriciens et bourgeois commence en 1734, quand de sérieux troubles ébranlent à nouveau la République: le ferment des révolutions genevoises a pris et conduira les Représentants à affronter directement les autorités.
Parmi eux, on retrouve nombre de ceux qui avaient participé aux mouvements populaires de 1718. L’enjeu porte à nouveau sur la question du financement des fortifications: la bourgeoisie présente au gouvernement une nouvelle Représentation pour rétablir les prérogatives du Conseil général en la matière.
Les autorités, qui s’apprêtent à rejeter cette demande, conscientes de probables réactions violentes des citoyens, décident de rendre inutilisables une vingtaine de canons d’une garnison de quartier. C’est l’Affaire du Tamponnement, ressentie par la population comme un complot des autorités, qui aura pour conséquence immédiate la démission de quelques magistrats et une première médiation des alliés bernois et zurichois.
Une nouvelle prise d’armes des bourgeois, appuyés par Jacques-Barthélemy Micheli du Crest (1690-1766), mathématicien et ingénieur, membre de l’aristocratie comme l’était Pierre Fatio, culmine en août 1737 par une journée de véritable guerre civile, qui fait dix morts.
Acculées, les autorités font appel à leurs alliés et en particulier à la France. Seule l’intervention de ces derniers permettra de rétablir l’ordre à Genève, grâce à l’Illustre Médiation, qui rend quelques compétences au Conseil général et permet, entre autres acquis, aux natifs, fils des habitants, d’accéder à tous les métiers.
La Médiation se conclut par un règlement adopté en Conseil général en mai 1738 qui, si imparfait soit-il, va assurer à Genève vingt-cinq années de paix.
Règlement de la Médiation, 1738 (AEG, Bibliothèque, 3169)
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9. Première “période française”. Rousseau à Annecy, puis aux Charmettes (1729-1737)
Après son retour de Turin, Jean-Jacques Rousseau passe une dizaine d’années auprès de Madame de Warens, entre Annecy et Chambéry.
Annecy est depuis le Moyen-Age étroitement liée à Genève, qui, au milieu du XVe siècle, avait bien failli être incorporée à l’Etat savoyard. Après les événements de 1536, qui consacrèrent l’indépendance politique et religieuse de Genève, Annecy est le centre de la Contre-Réforme pendant tout le XVIIe siècle. L’évêque a quitté Genève en 1533 déjà et le siège de l’évêché est installé définitivement à Annecy en 1569. Au début du XVIIIe siècle, la cité est le centre administratif de la province savoyarde du Genevois.
Vue d’Annecy au XVIIe siècle, tirée du Theatrum Sabaudiae (AEG, Bibliothèque, 593)
Pour le jeune Rousseau, ces années annéciennes sont également une période de voyages, toujours à pied, en particulier un long périple en Suisse entre 1730 et 1731. Puis, après un premier séjour à Paris, il se fixe à Chambéry, à proximité de sa bienfaitrice.
Il passe par Genève en 1732 et ressent un «vif regret» d’avoir abandonné sa patrie. Au cours de ce même périple, il visite rapidement son père à Nyon et donnera dans ses Confessions un récit sentimental bien éloigné de la réalité de l’accueil reçu, tel qu’il apparaît dans sa correspondance.
A Annecy, Rousseau se trouve immergé dans un milieu culturel, social et religieux complètement différent de celui de ses jeunes années, marquées par son éducation genevoise et protestante. Madame de Warens essaie tout d’abord de faire de lui un prêtre en le confiant aux Lazaristes, mais sans succès: ses connaissances en latin sont trop lacunaires.
Il est alors placé quelques mois à la maîtrise de la cathédrale d’Annecy où il s’initie au chant et à la flûte. Jean-Jacques développe dès lors une passion pour la musique qui ne se démentira jamais. Elle lui permettra de gagner sa vie comme copiste de musique et lui inspirera de nombreux écrits sur cet art.
Installée aux Charmettes près d’Annecy, Madame de Warens tâche de transformer Jean-Jacques en un gentilhomme, rectifie sa tenue et l’introduit dans la bonne société annécienne.
Rousseau travaille aussi quelques mois au cadastre de Chambéry, où son goût du dessin et de la belle écriture s’épanouit, mais où il s’ennuie. Il complète au fil des années et des expériences professionnelles ou personnelles sa culture d’autodidacte, qui le leste finalement d’un solide bagage intellectuel.
Cahier de géométrie de Jean-Jacques Rousseau. Vers 1729-1737 (BGE, Société Jean-Jacques Rousseau, Dépôt De Saussure 4)
A la fin de sa vie, les années passées auprès de Madame de Warens resteront dans ses souvenirs celles du bonheur.
Vue des Charmettes. Lithographie, par Rameau del., C. de Last lith. XIXe siècle (CIG, Gir 790/1)
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10. Passage à Genève pour récupérer l’héritage de sa mère (1737)
Jean-Jacques Rousseau séjourne incognito à Genève en 1737 pour tâcher de recueillir l’héritage de sa mère. En fait, d’après les Confessions, Jean-Jacques est venu plusieurs fois à Genève pendant ses années en Savoie et il y a rendu visite à des membres de sa famille.
Il voit en particulier sa tante, Théodora Rousseau, veuve depuis peu: son mari, Gabriel Bernard, parti en 1734 en Amérique pour exercer une fonction militaire dans la ville de Charlestown en Caroline, y est décédé en 1737. Elle n’a d’autre part aucune nouvelle depuis plusieurs années de son fils unique Abraham, compagnon de Rousseau à Bossey, probablement mort au service de la Prusse, comme de nombreux jeunes gens partis en tant que mercenaires au service d’armées étrangères.
Rousseau rencontre également le Résident de France, Monsieur de la Closure, qui avait autrefois connu sa mère. Le diplomate sera le principal artisan de la médiation de la France en 1738, qui permettra de mettre fin aux troubles politiques.
En 1737, à l’âge de 25 ans, ayant atteint sa majorité selon la loi genevoise, Rousseau entreprend de récupérer sa part d’héritage maternel. Les magistrats chargés de régler cette affaire ne lui font aucune difficulté, malgré son statut d’apostat qui, théoriquement, lui interdit de résider à l’intérieur de la cité. Cependant Rousseau ne recouvre qu’une modeste somme d’argent, la part de son frère François, dont la mort n’est pas prouvée, ne pouvant pas encore lui revenir.
Acte notarié réglant la question de l’héritage de la mère de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier reçoit 6500 florins. 31 juillet 1737 (AEG, Notaire Jean-Louis DELORME 1, p. 146-147)
Pendant ce séjour, Rousseau est témoin des violents troubles d’août 1737 dont il a été question auparavant. Il est profondément choqué de voir s’affronter des membres d’une même famille, chacun partisan d’un clan différent: «Lorsqu’on prît les armes en 1737, je vis, étant à Genève, le père et le fils sortir armés de la même maison, l’un pour monter à l’hôtel de ville, l’autre pour se rendre à son quartier, sûrs de se retrouver deux heures après l’un vis-à-vis de l’autre exposés à s’entrégorger. Ce spectacle affreux me fit une impression si vive, que je jurai de ne tremper jamais dans aucune guerre civile.»
Placard du 1er novembre 1737, dans lequel les autorités genevoises annoncent une amnistie pour tous les troubles qui ont ébranlé la ville depuis le 27 novembre 1736, en vue de la Médiation proposée par la France et les alliés de Berne et de Zurich (AEG, Ms hist. 93/16)
A cette époque, Rousseau a encore une attitude qu’on peut qualifier d’hostile envers sa patrie d’origine, en témoigne l’épisode suivant. Lors de ses visites à sa tante, Rousseau a l’opportunité de consulter les papiers laissés par son oncle Gabriel Bernard, mort en Amérique. Il y découvre un mémoire imprimé de Micheli du Crest, confidentiel, qui contient une critique sans concession des fortifications de Genève.
Rousseau commet alors ce qu’on peut qualifier de trahison: il transmet ce mémoire à la Savoie! Probablement voulait-il «faire l’intéressant», et lui-même minimise l’incident dans les Confessions.
La transmission à Turin du mémoire de Micheli n’a vraisemblablement pas changé le cours de l’histoire, mais cet épisode met en lumière l’ambivalence de Rousseau vis-à-vis de Genève.
Mémoire des représentants de Berne et de Zurich du 25 septembre 1737 aux autorités genevoises, suite aux événements des 21 et 22 août 1737, pour offrir leur médiation en vue de rétablir l’ordre à Genève, avec le concours du roi de France. Deux conditions sont exigées: le Petit Conseil et le Conseil des Deux Cents verront leurs droits rétablis et le Conseil général ne sera pas convoqué sans la présence des membres des deux autres Conseils. D’autre part, ceux-ci doivent pouvoir revenir dans la cité sans craindre «d’être insultés par voye de fait, parole, ou de quelqu’autre manière que ce soit.» (AEG, Ms hist. 93/12)
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11. Deuxième “période française” (1737-1754)
Après son passage à Genève en 1737, Rousseau rejoint les Charmettes où, dès 1738, il est remplacé dans le cœur et le lit de Madame de Warens par un certain Wintzenried, qui reprend aussi le poste d’intendant des Charmettes occupé auparavant par Rousseau. Ce dernier y séjourne cependant seul et poursuit ses lectures érudites. Il se met également à l’écriture.
En 1740, il se rend à Lyon, où il occupe pendant quelques mois un poste de précepteur chez les Mably. Il expérimente ses talents de pédagogue avec plus ou moins de réussite mais, pour l’heure, sa passion de la musique l’occupe principalement: de retour à Chambéry, il se met à la composition, puis travaille à un nouveau système de notation musicale, basé sur des chiffres, pour lequel il recevra en 1742 un certificat de l’Académie des sciences de Paris.
Système de notation musicale chiffrée que Rousseau avait proposé à l’Académie des sciences de Paris en 1742. J.-J. Rousseau, Dictionnaire de musique, Amsterdam, 1769, vol. 2, pl. F (Oeuvres de Jean Jaques Rousseau, t. 11) (Collection privée)
L’entourage de Madame de Warens aime la musique et en joue volontiers en amateur. Cet art est aussi prisé dans le royaume sarde qu’en France et l’on y encourage sa pratique.
A Genève par contre, où elle est réglementée par les ordonnances somptuaires, on fait de la musique uniquement dans le cadre de la religion ou du cercle familial. Voltaire fustige la cité où selon lui «on hait le bal, on hait la comédie, du grand Rameau on ignore les airs: pour tout plaisir Genève psalmodie du bon David les antiques concerts, croyant que Dieu se plaît aux mauvais vers.» On sait que Mozart y joua en 1766, à l’âge de 10 ans, lors de sa tournée des villes européennes avec son père, mais cela reste une exception. Il faudra attendre les années 1770 pour que des concerts soient offerts sous forme d’abonnement dans une salle de l’hôtel de ville.
A Paris, Rousseau fréquente quelques familles de la bonne société. Grâce à ces relations, il va vivre une expérience unique: de septembre 1743 à août 1744, il occupe le poste de secrétaire auprès du comte de Montaigu, ambassadeur de France à Venise. Pendant son séjour dans cette ville, il découvre ou approfondit sa connaissance de la musique italienne, grande rivale de la musique française. Mais l’incompétence notoire de l’ambassadeur fait que, les deux hommes s’étant pris en grippe, l’expérience se termine mal et Rousseau quitte son emploi au bout d’un an.
De retour à Paris où il se fixe dès 1744, il rencontre la femme qui sera sa compagne jusqu’à la fin de ses jours, Thérèse Levasseur. Elle est encombrée d’une famille qui ne cessera de peser financièrement et moralement sur Rousseau. Thérèse et lui auront cinq enfants, tous mis à l’assistance – comme cela se pratiquait facilement à l’époque.
Les années suivantes voient se confirmer les deux vocations majeures du Rousseau de la maturité: la réflexion politique et l’écriture musicale. En 1750, il reçoit le prix de l’Académie de Dijon pour son Discours sur les sciences et les arts. Ayant vécu une forme d’«illumination», il affirme dans ce texte que «l’homme naît bon [et que] ce sont les institutions qui le corrompent». Rousseau qui, il faut le noter, se qualifie de «citoyen de Genève», s’y érige en contradicteur des idées du siècle des Lumières et se met à dos les (mauvais) philosophes: il fustige la décadence des mœurs, en se plaçant de manière fictive à l’époque romaine pour mieux contester les temps modernes.
Soutenu par Diderot, malgré la dénonciation de la modernité qu’il contient, le Discours, au départ exercice de style académique, est le premier ouvrage politique de Rousseau. Il obtient un grand succès auprès d’un public plus vaste que celui auquel il était destiné. On y découvre un style engagé et vigoureux qui sert avec conviction les thèses présentées. Vantant les petits peuples vertueux qui cultivent les vertus de simplicité, de sincérité, de liberté, Rousseau fait l’apologie d’une cité ressemblant à Genève et, consciemment ou non, prépare son retour dans la ville de son enfance.
Discours sur les sciences et les arts de J.-J. Rousseau. 1750 (Bibliothèque AEG 1657/2)
Son succès dans la société parisienne se concrétise par l’exécution en 1753 de son portrait par le peintre Maurice Quentin de la Tour: représentation la plus connue de Rousseau au temps de ses débuts littéraires et musicaux, ce tableau a fixé son image pour les siècles à venir.
En tant que théoricien de la musique, il collabore dès 1749 à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, pour laquelle il rédige de nombreux articles sur cet art. Il oppose alors à l’opéra français, incarné par Rameau et son «chaos», l’opéra italien, représenté entre autres par Pergolèse, présent à Paris de 1752 à 1754. Ce qui deviendra la «querelle des bouffons» sous-tend les articles que Rousseau rédige pour l’Encyclopédie.
En tant que compositeur, il écrit un premier opéra, Les Muses galantes, suivi d’une autre œuvre, à succès celle-là, Le Devin de Village, qui sera représentée devant le roi de France en 1752. Elle démontrera la supériorité de la musique à l’italienne sur la musique française et, surtout, qu’un compositeur musicien et poète peut également écrire un livret et réaliser ainsi un parfait accord entre la musique et le texte.
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/11-deuxieme-periode-francaise-1737-1754/
12. Rapprochement avec Genève et réintégration dans son Eglise (1754)
Après ses succès littéraires et musicaux à Paris, Rousseau n’en devient pas pour autant imbu de lui-même. Au contraire, dès 1753, s’étant fait voler son linge, il renonce à tout luxe dans ses vêtements et sa personne: plus de perruque, de soie ni de dentelles, mais une apparence sobre. En effet, Rousseau se sent de plus en plus «décalé» dans cette société parisienne frivole, où son refus de la pension que voulait lui verser le roi Louis XV le fait passer pour un original, voire un déséquilibré.
En accord avec ses idées sur la société, il ne veut plus être dépendant matériellement d’un seigneur et, dès 1751, exerce le métier de copiste de musique afin de s’assurer un revenu, même modeste, pour lui et sa compagne. Il s’en tiendra à cette pratique jusqu’à la fin de ses jours, par fidélité à ses principes et à ses origines.
Mais cette simplicité recherchée ne l’empêche pas de fréquenter assidûment les salons parisiens et il vit ainsi en plein paradoxe: il fustige le luxe et l’oisiveté de la société parisienne dans ses écrits, mais ne rejette pas complètement la culture de ce microcosme dans lequel il est reçu et accepté en tant qu’homme de lettres.
Portrait de Jean-Jacques Rousseau. Gravure en couleur d’Angélique Briceau
(CIG, Gir 332)
D’autre part, Rousseau amorce dans les années 1750 un rapprochement avec sa cité d’origine: il côtoie des compatriotes genevois installés à Paris, certains exilés pour cause d’appartenance au parti des bourgeois.
Il se lie d’amitié plus particulièrement avec Toussaint-Pierre Lenieps, banni de Genève dès 1731 pour avoir soutenu Micheli du Crest dans l’affaire des fortifications. Devenu banquier, et toujours en contact étroit avec les contestataires de Genève, Lenieps est considéré comme le chef de file du parti bourgeois en exil.
Rousseau fréquente également un cousin éloigné, François Mussard, joaillier et négociant. Ces exilés, qui entretiennent des correspondances suivies avec leurs compatriotes, sont parfaitement au courant de la vie politique genevoise et des troubles qui la secouent. Grâce à eux, Rousseau s’intéresse aux institutions et aux mœurs de Genève.
Ce rapprochement va se concrétiser dans ses écrits en 1754: en préambule à son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, sujet proposé par l’Académie de Dijon, Rousseau adresse une Dédicace à la République de Genève, dans l’idée de recevoir peut-être l’approbation officielle du gouvernement pour son écrit.
Mais le Discours, sous couvert d’un panégyrique de Genève et de ses institutions, de ses citoyens, pasteurs, politiciens et même de ses femmes, fait sentir à ses dédicataires qu’ils ne sont pas la hauteur de ce tableau idyllique d’une cité alliant la perfection de ses institutions à la vertu de ses citoyens. Les autorités prennent acte sans grand commentaire, se félicitant qu’un de leurs concitoyens manifeste «un génie et des talents distingués».
Malgré l’absence de caution officielle, Rousseau publie le Discours, insistant à ce sujet dans sa correspondance sur sa motivation principale: être utile au plus grand nombre.
Dédicace à la République de Genève accompagnant le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Juin 1754 (AEG, Bibliothèque, E 38/14, éd. de 1835)
S’étant éloigné, au contact des philosophes, du catholicisme dévot pratiqué auprès de Madame de Warens, mais toujours croyant, il semble désireux de renouer avec sa patrie d’origine aussi sur le plan religieux: il relit la Bible, assiste parfois au culte réformé à l’ambassade de Hollande à Paris.
Finalement, par l’intermédiaire de l’horloger Jacques-François Deluc, membre du parti des bourgeois dès les troubles de 1738, il demande sa réintégration dans l’Eglise de Genève, ce qui sera fait en été 1754. Il s’agit là principalement d’un acte politique, qui lui permet de récupérer sa citoyenneté genevoise, la profession de foi protestante demeurant un préalable obligatoire pour se réclamer de la République réformée.
Bien que l’influence de l’Eglise sur les autorités publiques soit moins prégnante que pendant les siècles précédents, la Compagnie des pasteurs exerce encore une emprise importante sur les Genevois en matière de foi et de mœurs. Mais l’évolution des idées fait que les Conseils tendent petit à petit à prendre des décisions d’ordre ecclésiastique sans consulter le Consistoire, dont l’autorité est de plus en plus contestée.
Réintégration de J.-J. Rousseau dans l’Eglise de Genève (25 juillet 1754). Il est dispensé d’une abjuration publique, ayant prétexté de sa timidité et d’«une maladie très dangereuse». Il comparait donc devant une commission formée de pasteurs, d’un auditeur et de professeurs. Il s’est préparé pendant trois semaines à cette épreuve mais ne réussit qu’à répondre par oui ou non aux questions! Cette audience «privée» ne constitue pas un privilège car la comparution publique au temple est tombée en désuétude à cette époque. Rousseau est reçu à la Sainte Cène le 1er août (AEG, Consistoire R 85, f. 484)
Pendant son séjour à Genève de la mi-juin au début octobre 1754, Rousseau fréquente non seulement Deluc, mais aussi des membres actifs de l’opposition bourgeoise au gouvernement, en particulier Isaac-Ami Marcet de Mézières, orfèvre ayant le goût des lettres et l’un des chefs de file des troubles de 1734, avec qui Rousseau engage une relation épistolaire suivie.
Marcet de Mézières avait aussi été un ami d’Isaac Rousseau, père de Jean-Jacques. Il prendra activement la défense de ce dernier lors de la condamnation de l’Emile et du Contrat social par les autorités genevoises.
Rousseau, que de nombreux Genevois de la bonne société souhaitent rencontrer, préfère pourtant fréquenter les gens du peuple. Il se lie tout de même avec Paul-Claude Moultou, un jeune pasteur qui deviendra malgré quelques difficultés un ami fidèle, et avec Georges-Louis Le Sage, médecin, professeur de mathématiques et de physique, et savant reconnu en France et en Angleterre.
Par contre, les membres du parti aristocratique au pouvoir se méfient de l’écrivain et de ses idées subversives, même s’ils ne le manifestent pas ouvertement.
Ces quelques mois seront les derniers que Rousseau passera à Genève: il n’y reviendra jamais, mais ne l’oubliera ni intellectuellement, ni spirituellement. En redevenant Genevois, il est désormais membre à part entière du «peuple souverain», avec des droits et des obligations.
Taxation pour la garde au nom de «Rousseau de Paris» pour le montant de 18 florins. 1754
(AEG, Finances LL 6, p. 285)
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13. Genève, 1738-1762
Après les troubles politiques de 1734-1738, Genève connaît une période de calme et de prospérité économique. L’ordre règne à nouveau, avec l’adoption en mai 1738 par le Conseil général du Règlement de l’Illustre Médiation.
Au point de vue diplomatique, deux avancées majeures vont asseoir la souveraineté de la République et préciser ses frontières: en 1749, le traité de Paris signé avec la France améliore la configuration territoriale de Genève, en simplifiant l’enchevêtrement des souverainetés féodales dans les territoires de la campagne. L’accord permet ainsi une meilleure délimitation du mandement de Peney, la pleine possession de Chancy et d’Avully et l’acquisition de Russin.
Ratification du Traité de Paris entre la France et la République de Genève fixant les droits respectifs des deux parties dans le pays de Gex et le mandement de Peney. 8 septembre 1749 (AEG, P.H. 4766/3)
En 1754, le traité de Turin est conclu entre Genève et le royaume de Sardaigne, traité âprement et longuement négocié (mais le contentieux était bien plus ancien et épineux qu’avec la France). Grâce à des cessions – la République perd notamment Carouge et Bossey, Onex, Lancy et Presinge -, à des échanges et à des arrangements financiers, Genève acquiert des villages dans la région de Cartigny, de Chêne, ainsi que Sionnet et Gy. Dans les territoires cédés au roi de Sardaigne, la religion protestante pourra encore être professée pendant vingt-cinq ans.
Ces deux traités garantissent un espace territorial assaini, après les conflits récurrents de souveraineté qui perduraient depuis le XVIe siècle, en particulier avec la Savoie.
Plan annexé au Traité de Turin de 1754, fixant les délimitations entre Genève et la Savoie dans la région de Pressy-Vandoeuvres (AEG, Plans annexes des traités 3)
En matière de relations internationales, il faut souligner l’importance des Résidents de France à Genève. Depuis 1679, ces ambassadeurs, même s’ils occupent un rang subalterne dans la carrière diplomatique du royaume, sont bien introduits dans les grandes familles locales et jouent à la fois un rôle d’observateur et d’informateur de la vie politique dans la cité réformée.
Certains d’entre eux, en particulier Pierre de la Closure – que Rousseau visita en 1737 – et Félix Desportes, seront les principaux artisans des bonnes relations entre le royaume catholique et la cité réformée, au moment où la médiation de l’allié français se révèle incontournable. La France exerce en réalité un contrôle étroit sur Genève et cherche surtout à éviter l’installation d’un régime véritablement démocratique dans la cité, ce qui explique l’activité intense de ses diplomates, à la limite de l’ingérence dans les affaires publiques genevoises.
La stabilité politique de la cité lémanique garantit également la bonne marche des affaires du royaume de France: les banquiers genevois installés à Paris, toujours en étroite relation avec leurs familles restées dans la République, fournissent des capitaux permettant divers investissements, entre autres dans le financement de la guerre et dans les entreprises coloniales d’outremer.
Projet pour le bâtiment d’entrée de l’hôtel du Résident de France, sur la Grand-Rue, en deux variantes. Attribué à Jean-Michel Billon, 1740. La construction de l’hôtel a été entièrement financée par la Seigneurie, ce qui témoigne de l’emprise de la France et de son représentant sur Genève. La Société de lecture occupe actuellement l’édifice (AEG, Travaux B 2/10, 1 et 2)
Nous remercions A. WINIGER-LABUDA (IMAHGe) de nous avoir signalé ce plan dont elle a identifié l’auteur et précisé la date.
Le mythe de Genève
Genève, après avoir été qualifiée de «Rome protestante» au XVIe siècle, va incarner un nouveau mythe dans l’Europe des Lumières. En effet, l’article «Genève» de l’Encyclopédie, rédigé par d’Alembert et paru en 1757, fait de la ville réformée une cité modèle qui incarne les vertus de raison et de sagesse prônées par les philosophes: l’instruction y est accessible au plus grand nombre, les habitants y sont travailleurs et la religion elle-même, débarrassée du fanatisme et du surnaturel, se caractérise par sa tolérance et sa morale.
Comme on l’a vu auparavant, Rousseau y répondra par sa dédicace adressée au gouvernement de Genève, en préambule au Discours sur les origines de l’inégalité, non sans faire, à grand renfort de conditionnels, une critique subtile et caustique du gouvernement genevois.
L’article de l’Encyclopédie ne mettait l’accent que sur un point négatif: l’absence de théâtre. Ce reproche, largement inspiré par Voltaire, sera à l’origine de l’âpre controverse qui va opposer les deux penseurs des Lumières.
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/13-geneve-1738-1762/
14. Controverse Rousseau-Voltaire. La question du théâtre
Les relations entre Rousseau et Voltaire n’ont pas été d’emblée conflictuelles. Rousseau, plus jeune que Voltaire de dix-huit ans, connaît les écrits de son illustre aîné dès son séjour à Annecy et manifeste le désir de s’en inspirer pour améliorer sa propre écriture.
Voltaire demeure, du point de vue littéraire, malgré les divergences philosophiques qui donneront plus tard matière à un intense duel épistolaire, un objet d’admiration pour Rousseau, qui lui envoie ses premiers écrits. Ceux-ci ne susciteront au début qu’un intérêt poli, voire dédaigneux ou ironique de la part de l’homme de lettres reconnu dans l’Europe entière. Les deux hommes vont cependant s’affronter, plus particulièrement sur le chapitre des spectacles.
A Genève, les manifestations de divertissement sont formellement interdites par le Consistoire en 1732 encore, qu’il s’agisse de pièces de théâtre, de bals ou de comédies, donnés en public ou en privé.
Malgré cela, quelques spectacles de forains sont autorisés, mais ces divertissements restent un sujet de controverse dans ce XVIIIe siècle où la morale prêchée par la Compagnie des pasteurs et codifiée par les ordonnances somptuaires peine à s’adapter à la réalité de l’évolution des mœurs et des mentalités: l’apaisement des luttes avec la Savoie et des conflits politiques majeurs des années 1707-1738, la prospérité économique favorisent de nouveaux comportements.
Dans sa séance du 20 mars 1732, le Consistoire renouvelle son interdiction des comédies (AEG, Consistoire R 81, p. 125)
Aussi, lorsque Voltaire installe en 1755 un théâtre dans sa maison des Délices, hors les murs mais en territoire genevois, les gens de la bonne société locale ne manquent pas d’y accourir, tout heureux de bénéficier de la culture française pleine d’esprit personnifiée par leur hôte.
Voltaire, en tant que catholique, n’aurait normalement pas le droit de résider sur les terres de la République, mais il en a obtenu la permission grâce à l’intervention de ses amis les Tronchin.
Apprenant qu’il donne des représentations théâtrales, le Consistoire se fâche et l’oblige à déménager son théâtre au château de Tournay, dans le Pays de Gex, où il convoque dès septembre 1759 ses amis de la bonne société genevoise. Il a aussi obtenu en 1758 du roi de Sardaigne de pouvoir installer une troupe permanente à Carouge, aux portes de Genève.
Finalement, c’est à Ferney que l’écrivain construira en 1761 une véritable scène de théâtre, sur laquelle on jouera de nombreuses pièces. Mais les pressions du Consistoire et du Petit Conseil la feront souvent fermer, puis définitivement abandonner en 1768.
Plan du domaine de M. Tronchin aux Délices acquis par Voltaire en 1755 et qu’il rétrocèdera aux Tronchin en 1765 (AEG, Travaux B 12, pl. 17, détail)
Quant à Rousseau, revenu à Paris en 1754 après son séjour de quatre mois à Genève et dans les environs, il s’inquiète de voir Voltaire s’installer si près de la cité réformée.
Paru en 1750, première œuvre publiée et premier succès littéraire de Rousseau, le Discours sur les sciences et les arts exposait les idées de l’auteur sur la civilisation. Il y faisait un réquisitoire contre le progrès et y dénonçait l’oisiveté et le luxe qui, selon lui, «affaiblissent le courage militaire et l’amour de la patrie» et sont incompatibles avec la vertu que doit pratiquer un citoyen digne de ce nom.
Rousseau regrettait qu’en matière de spectacles le bel esprit prévale sur les bonnes mœurs et que les artistes sacrifient leur talent pour plaire au plus grand nombre.
En 1757, l’article «Genève» de l’Encyclopédie, dans lequel d’Alembert fait part de son admiration pour la cité, va une fois de plus mettre le feu aux poudres. L’encyclopédiste, influencé par Voltaire, déplore en effet longuement l’absence d’un théâtre à Genève, où l’on pourrait même expérimenter un lieu consacré au progrès des mœurs et des arts.
D’Alembert choque aussi les Genevois par sa description de leur Eglise, très tolérante, dont selon lui certains pasteurs ne croient même plus à la divinité du Christ et professent un pur déisme. L’article fait scandale et les pasteurs et professeurs de théologie réagissent par une mise en garde et une profession de foi.
Encyclopédie, article «Genève», passage sur la comédie et les spectacles (BGE, Ve 2300)
De son côté, Rousseau réfute point par point les arguments de l’encyclopédiste dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, parue en 1758. Il y développe ses idées en citoyen plutôt qu’en philosophe, et en défenseur de Genève face à la France.
Ce texte marque sa rupture définitive avec les encyclopédistes et les philosophes. Il récuse complètement l’idée d’un théâtre à la Voltaire, mondain et parisien, divertissement pour les aristocrates mais dans lequel le citoyen ordinaire ne trouve pas matière à être éduqué dans les vertus républicaines.
Il admet tout de même la possibilité de modestes fêtes civiques, dans lesquelles les citoyens pourront se rassembler et «former entre eux les doux liens du plaisir et de la joie», citant en exemple les parades militaires qu’il a connues enfant à Saint-Gervais.
En matière religieuse, Rousseau prend la défense de l’Eglise de Genève, et celle-ci fait un accueil favorable à sa Lettre. Elle est particulièrement satisfaite de se voir épaulée dans sa vaine lutte pour éloigner ses ouailles des plaisirs de la scène. La bonne société, elle, fait grise mine, car elle apprécie de pouvoir se rendre au spectacle.
La Lettre à d’Alembert suscitera évidemment la haine de Voltaire. Rousseau et lui s’opposeront encore plus tard sur le plan des idées religieuses.
Rousseau prône – en particulier dans la Profession de foi du vicaire savoyard, qui constitue le livre IV de l’Emile – une religion naturelle, guidée par la conscience ou le «sentiment intérieur». Il croit en l’existence de Dieu de manière plus sentimentale que théologique. Sa religion est aussi basée sur la raison, mais dans la lignée du libéralisme théologique protestant.
Quant à Voltaire, comme Rousseau il croit en Dieu dans la mesure où il ne peut imaginer l’univers sans un «horloger». La parution de son Poème sur le désastre de Lisbonne ravivera le débat entre les deux écrivains. Au final cependant, comme Voltaire, Rousseau condamne l’intolérance, la superstition et le fanatisme, qu’il soit catholique ou réformé. Leur approche de la religion n’est finalement pas si antagoniste.
Dès lors, les deux éminents philosophes et hommes de lettres vont tâcher, l’un de séduire Genève et de lui manifester l’attachement qu’il conserve pour sa patrie telle qu’il souhaiterait qu’elle soit, l’autre, catholique, de narguer la cité protestante et ses autorités.
Joseph François Domard (1792-1858), portraits de Voltaire et Rousseau. Médaillon de cire brune, 8 cm (CIG, 0480)
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/14-controverse-rousseau-voltaire-la-question-du-theatre/
15. Condamnation de l'”Emile” et du “Contrat social” (1761-1762)
Installé dès 1756 à l’Ermitage de Montmorency au nord de Paris, chez Madame d’Epinay, Rousseau se brouille finalement avec cette dernière et avec les encyclopédistes Diderot et Grimm.
Il accepte l’année suivante l’hospitalité bienveillante du maréchal de Luxembourg, également à Montmorency, où il développe une intense activité d’écriture et assoit sa position de philosophe. En quelques années, en sus de sa correspondance abondante, il poursuit la rédaction de la Lettre à d’Alembert et de Julie ou la Nouvelle Héloïse, commencés lors de son séjour à l’Ermitage.
En 1761, lors de la parution de La Nouvelle Héloïse, Rousseau rencontre un énorme succès avec cette oeuvre qui révolutionne l’écriture romanesque, se basant sur une intrigue simple et un petit nombre de personnages, et où les rives du lac Léman inspirent à l’auteur des pages inoubliables.
Mais ce sont deux autres textes majeurs qui vont bouleverser le destin de l’écrivain et philosophe: malgré de fréquents problèmes de santé, Rousseau achève encore en 1761 Emile ou de l’éducation et Du contrat social.
Ces deux ouvrages, parus en 1762, marquent une rupture dans sa vie en suscitant une polémique encore bien plus grave que celles des deux Discours ou de la Lettre à d’Alembert, et font de lui dorénavant et jusqu’à la fin de ses jours un paria pour les gouvernements français et genevois.
Arrêt de la Cour du Parlement de Paris condamnant les ouvrages de Rousseau. 9 juin 1762
(AEG, P.C. 11009)
Dans l’Emile, Rousseau, en rupture complète avec les principes éducatifs de son temps, préconise une éducation «négative», qui consiste non pas à enseigner mais à susciter le désir d’apprendre, et grâce à laquelle l’individu s’épanouit selon sa nature, à l’écart des contraintes sociales, en toute liberté. Pour Rousseau, l’enfant a droit de cité en tant que tel et non comme un adulte en réduction, opinion révolutionnaire pour l’époque.
Mais c’est le livre IV, intitulé Profession de foi du vicaire savoyard, qui va créer la controverse, en raison des idées que Rousseau avance sur la religion. Il y expose ses propres convictions, sa croyance en la liberté et en l’immortalité de l’âme, sa foi en une religion naturelle et son rejet des miracles. Il fait siens également les arguments des philosophes des Lumières contre les religions révélées et leurs paradoxes, leurs préjugés, voire leurs absurdités.
Pour Rousseau, l’essentiel de la religion, au-delà des clivages confessionnels, doit venir du cœur et être fondé sur la morale, s’attacher plus à l’esprit de l’Evangile qu’aux dogmes des Eglises.
Cette forme de déisme fera assimiler par ses adversaires politiques les convictions religieuses de Rousseau à de l’athéisme.
Les autorités religieuses, aussi bien catholiques que réformées, à Paris et à Genève, condamnent le texte, malgré la croyance en Dieu dont Rousseau témoigne dans cette Profession de foi du vicaire savoyard, qu’au demeurant Voltaire saluera, contrairement au reste de l’Emile qu’il qualifie de «fatras d’une sotte nourrice en 4 tomes»!
Exemplaire non relié de l’Emile faisant partie de la procédure instruite contre Rousseau. Passage du Vicaire savoyard (AEG, P.C. 11009)
Le Parlement de Paris condamne le 9 juin 1762 l’Emile à être lacéré et brûlé. Le gouvernement genevois fera de même, incluant dans sa condamnation Du contrat social.
Cet essai, paru en même temps que l’Emile, déclenche immédiatement un scandale, aussi bien à Paris qu’à Genève, en partie, comme l’Emile, à cause des pages sur la religion.
En effet, même si «une religion est toujours nécessaire à la bonne constitution d’un Etat», Rousseau revient sur la notion de «religion civile», fondée sur quatre dogmes: l’existence de Dieu, la survie de l’âme, le bonheur des justes et le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et la condamnation de l’intolérance. Le citoyen qui ne se conforme pas à ces dogmes sera exclu de l’Etat. La religion trouve ici sa justification dans son efficacité politique, sa capacité à faire de bons citoyens.
Mais ce sont bien sûr les idées politiques que Rousseau expose dans cette oeuvre qui amèneront les autorités genevoises à condamner le Contrat social. Il y décrit un Etat utopique, voire même «une cité introuvable» largement inspirée de Genève, dont il donne une vision idéale pour mieux la critiquer en sous-main et justifier les révoltes qui l’ont secouée tout au long de cette première moitié du XVIIIe siècle.
Conclusions du procureur général Jean-Robert Tronchin, suite à la demande d’examen des ouvrages de Rousseau par le Petit Conseil. 19 juin 1762 (AEG, P.H. 4861)
La philosophie politique de Rousseau est imprégnée des œuvres de l’école du droit naturel, qui articule les liens entre la raison et l’instinct social, illustrée par Grotius, Pufendorf, Hobbes et le Genevois Jean-Jacques Burlamaqui. Elle présente une pensée originale et novatrice fondée sur quelques concepts clés, tels que l’état de nature ou la volonté générale.
Plutôt qu’un système monarchique limité ou un despotisme éclairé, Rousseau fonde la souveraineté politique sur la nation et, dès lors, propose un vrai système démocratique. Cette philosophie politique sera à la base d’une nouvelle approche de la nature du pouvoir et des systèmes de gouvernement, et influencera les révolutions américaine et française.
Condamnation de l’Emile et du Contrat social par les autorités genevoises, suite aux conclusions du procureur général Jean-Robert Tronchin et au rapport des « scholarques » lors de la séance du Conseil du 19 juin 1762. Dans la marge de droite, on trouve la réhabilitation de Rousseau par le Conseil des Deux Cents, après l’arrêt du 2 mars 1791, motivée par le fait que l’écrivain n’avait pas été entendu personnellement en 1762 (AEG, R.C. 262, p. 239-240)
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/15-condamnation-de-lemile-et-du-contrat-social-1761-1762/
16. Le procès et l’affaire Charles Pictet (1762)
En matière de justice pénale, Genève est encore régie, au milieu du XVIIIe siècle, par les Edits politiques de 1568, pratiquement inchangés depuis, qui instituent le monopole pénal du Petit Conseil et de ses vingt-huit membres: quatre syndics élus pour un an, auxquels s’ajoutent vingt et un conseillers nommés à vie, deux secrétaires d’Etat, un lieutenant de justice et de police. Le droit de grâce est exercé par le Conseil des Deux Cents.
De son côté, le Consistoire, tribunal religieux, veille à l’application des Ordonnances ecclésiastiques, qui règlent les mœurs et le luxe.
Cette justice pénale se caractérise, à Genève comme ailleurs en Europe, par son arbitraire. Le principe de légalité des délits et des peines n’est pas encore codifié et, en l’absence d’une véritable loi pénale, les magistrats ne font appel qu’à des règles de procédure. Ces dernières sont écrites et secrètes: l’auditeur instruit sous l’autorité du Petit Conseil. Cette procédure inquisitoire repose sur la preuve par l’aveu, obtenu souvent sous la torture.
Dès 1738, on tente de diminuer l’arbitraire: «le réquisitoire du procureur général se base systématiquement sur une triple source qui fléchit ainsi l’arbitraire: la jurisprudence des tribunaux genevois […], l’héritage du jus romanum, et finalement, la théorie des circonstances du crime»1.
Le 12 juin 1762, avant même que la décision du Parlement de Paris ne parvienne à Genève, le Petit Conseil fait saisir les exemplaires de l’Emile et du Contrat social chez les libraires.
Après avoir fait examiner les deux œuvres par les scholarques, le Petit Conseil suit les conclusions du procureur général Jean-Robert Tronchin qui, même s’il estime que les deux œuvres de Rousseau «étincellent d’audace et de génie», recommande qu’elles soient condamnées à être saisies, lacérées et brûlées par le bourreau devant la porte de l’hôtel de ville.
Cependant, Tronchin ne s’attaque pas à la personne même de l’auteur: pour lui, Rousseau n’ayant abjuré sa religion d’origine que par nécessité économique, comme il le confesse dans l’Emile, ne pouvait se prévaloir d’avoir réintégré l’Eglise de Genève, sinon par parjure. Dès lors, «il ne jouit plus des droits de la cité, il ne saurait, à mon avis, être condamné par les lois de la cité». Ainsi, aucune mesure de prise de corps, au cas où Rousseau viendrait à Genève, ne devrait être prise contre lui, ce d’autant plus que ses livres ont été imprimés à l’étranger.
Mais les autorités ne l’entendent pas de cette oreille et Rousseau est menacé d’arrestation.
Lettre de Charles Pictet diffusée anonymement à Genève, suite à la condamnation de J.-J. Rousseau. L’exemplaire saisi porte les traces de la lacération ordonnée par la justice. 1762 (AEG, R.C. 262, pièce annexe)
Les réactions de la population genevoise à cette condamnation sont négligeables dans l’immédiat. Seul le colonel au service étranger Charles Pictet (1713-1792), père du futur diplomate Pictet de Rochemont et membre du Conseil des Deux Cents depuis 1746, critique la sentence des autorités, car selon lui leur décision est surtout influencée par Voltaire, qui hait Rousseau, et par le désir du gouvernement genevois de ne pas déplaire à la France et de répondre à l’article «Genève» de l’Encyclopédie.
Cette opinion, répandue sous la forme d’une lettre anonyme largement distribuée, arrive rapidement à la connaissance des autorités, qui poursuivent son auteur démasqué. Le 23 juillet 1762, Charles Pictet est condamné à quelques jours de prison, à demander pardon et à ce que sa lettre soit lacérée et lui-même déchu de ses droits de bourgeoisie et de membre du Conseil des Deux Cents pour un an. Pictet, qui entre temps a lu l’Emile, fait amende honorable et se rétracte. Il échangera cependant une correspondance de plusieurs années avec Rousseau.
Portrait de Charles Pictet (1713-1792). Huile anonyme, non datée
Fondation des archives de la famille Pictet)
Par la suite, les amis de Rousseau contesteront la procédure contre Pictet et Rousseau car ils y décèleront un vice de forme: le tribunal ayant condamné Pictet était présidé par un ancien syndic, à qui les quatre magistrats en exercice cette année-là, ainsi que le procureur, étaient tous apparentés!
Cette situation illustre bien à quel point les pouvoirs exécutif et judiciaire sont alors concentrés dans les mains d’un très petit nombre de familles, cette «aristo-démocratie» que dénonce le parti bourgeois.
Quant à Rousseau, il avait été condamné sans avoir été entendu et, puisque le litige portait principalement sur la question de la religion, il aurait dû être jugé par le Consistoire plutôt que par le Petit Conseil.
Lettre de Rousseau à Charles Pictet dans laquelle l’écrivain évoque les Lettres de la Montagne, la condamnation de ses œuvres et son amitié pour son correspondant2. 19 janvier 1765 (Original en mains privées. Reproduction BGE)
__________
1 Michel PORRET, Le crime et ses circonstances, 1995.
2 Th. Dufour se demande si c’est «Pictet ou un de ses héritiers qui a biffé la phrase compromettante» qui se trouve dans la version imprimée de 1790: «mais vous pouvez m’en savoir un peu de ce que je n’ai pas osé dire, et vous n’ignorez pas la raison qui m’a rendu discret» (Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, éd. par R.A. Leigh, t. 23, lettre 3903, p. 152-153, note b).
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/16-le-proces-et-laffaire-charles-pictet-1762/
17. Renonciation à la bourgeoisie (1763)
A Genève, les individus se répartissent en plusieurs ordres juridiques. Un citoyen est le fils d’un citoyen ou d’un bourgeois né en ville. Le bourgeois achète les lettres de bourgeoisie qu’octroie le Petit Conseil. Les citoyens et bourgeois jouissent de tous les droits politiques et économiques. Ils siègent dans le Conseil général où réside la souveraineté de l’Etat républicain.
Les autres se divisent en habitants, natifs et sujets de la campagne soumis au droit féodal jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Les habitants sont des étrangers qui ont le droit d’habiter, de travailler, d’acquérir des biens et de se marier en ville. Les natifs sont les enfants des habitants. Natifs et habitants sont exclus de la vie politique. Des normes fiscales et économiques limitent leur activité en bloquant, par exemple, l’accès aux professions libérales.
Texte du serment prêté par les bourgeois contenu dans les Edits de la République de 1735 (AEG, Bibliothèque, Girod 180/2)
Le jeudi 12 mai 1763, dans une lettre de trois paragraphes qu’il adresse depuis son exil de Môtiers (principauté de Neuchâtel) au premier syndic Jacob Favre, Jean-Jacques Rousseau «abdique à perpétuité» son «droit de bourgeoisie et de cité dans la ville et République de Genève».
Imputant ce choix à la haine de ses adversaires, il aurait rempli au mieux les «devoirs attachés à ce titre sans jouir d’aucun de ses avantages». La censure de ses ouvrages par le Petit Conseil (18 juin 1762) et les conséquences juridiques de cette interdiction l’ont plongé dans un «long étonnement» et motivent ce renoncement civique. Guidé par l’«honneur» et la «raison», l’auteur controversé du Contrat social quitterait sans remords l’Etat républicain. Pourtant, chérissant sa cité natale, son déchirement patriotique est aigu:
J’ai tâché d’honorer le nom Genevois; j’ai tendrement aimé mes compatriotes; je n’ai rien oublié pour me faire aimer d’eux: on ne saurait plus mal réussir. Je veux leur complaire jusques dans leur haine: le dernier sacrifice qui me reste à leur faire est celui d’un nom qui me fut cher […] ma Patrie en me devenant étrangère ne peut me devenir indifférente; je lui reste attaché par un tendre souvenir, et je n’oublie d’elle que ses outrages. Puisse-t-elle prospérer toujours et voir augmenter sa gloire: puisse-t-elle abonder en Citoyens meilleurs et plus heureux que moi.
Lettre de Rousseau au syndic Jacob Favre annonçant sa décision de renoncer à la bourgeoisie de Genève. 12 mai 1763 (AEG, P.H. 4870)
Si dans sa correspondance Rousseau fait le «serment solennel de ne jamais rentrer à Genève», il espère bénéficier d’une réhabilitation. Depuis 1762, il affirme être la victime d’une cruelle injustice et d’une sentence illégale.
Une lettre du 24 mars 1768, parmi les cent soixante adressées à son ami marchand toilier et bourgeois de Genève dès 1748 François d’Ivernois (1722-1778), déplore l’iniquité du décret «absurde» et «ridicule» qui le frappe. Ce ressentiment moral envers ses «ennemis» habitera Rousseau jusqu’à sa mort, comme en témoignent les Confessions et les Dialogues.1
__________
1 Nous remercions Michel PORRET, auteur de ce texte.
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/17-renonciation-a-la-bourgeoisie-1763/
18. Les “Lettres écrites de la montagne” et les suites de l’affaire Rousseau (1763-1768)
Une fois l’Emile condamné par le Parlement de Paris, Rousseau lui-même est menacé et se trouve persona non grata en France. Averti à temps par ses amis les Luxembourg, Rousseau a quitté clandestinement Montmorency le 9 juin 1762 et commence par se réfugier à Yverdon, chez le banquier Daniel Roguin, pour attendre la réaction des autorités genevoises.
Puis, suite à l’arrêt du gouvernement genevois du 19 juin non seulement contre l’Emile mais aussi contre le Contrat social et également, comme on l’a vu précédemment, décrété de «prise de corps» au cas où il viendrait sur le territoire genevois, Rousseau se réfugie dès le 10 juillet à Môtiers, dans le Val-de-Travers, alors sous la souveraineté de la principauté de Neuchâtel dépendant du roi de Prusse. Bien que décidé à se terrer dans son asile, il est tenu au courant par ses amis des réactions qu’ont suscitées ses condamnations à Paris, à Genève, puis en Hollande et à Rome. Il reçoit de nombreux visiteurs et entretient une volumineuse correspondance.
L’écrivain proscrit répond en mars 1763 à quelques-uns de ses détracteurs, dont l’archevêque de Paris, qui a donné le 28 août 1762 un mandement contre lui, dans sa Lettre à Christophe de Beaumont.
Mais surtout, il rédige les Lettres écrites de la montagne, convaincu par ses amis François d’Ivernois et Jacques-François De Luc de la nécessité de réagir aux Lettres écrites de la campagne du procureur général Tronchin.
Tronchin, dans ces Lettres parues anonymement à l’automne 1763, entend justifier la condamnation de Rousseau et de ses œuvres par le gouvernement genevois. Cette décision a été en effet suivie de troubles politiques: une série de Représentations de citoyens et de bourgeois dénoncent les vices de forme en matière administrative et judiciaire qui ont entaché les procédures contre Rousseau et Charles Pictet, mais le Petit Conseil oppose une fin de non-recevoir à ces critiques et utilise ce qui sera qualifié dès lors de son «droit négatif».
Dans ses Lettres, le procureur Tronchin, tout en admirant «l’énergie et l’enchantement du style» de Rousseau, estime que le gouvernement se devait de réagir vigoureusement face aux thèses iconoclastes du philosophe en matière de religion et de politique.
Les autorités, confrontées depuis des décennies au mécontentement grandissant du parti bourgeois, ont selon lui essayé par leur jugement de limiter l’influence des idées subversives de l’écrivain: les partisans d’un changement dans la répartition des pouvoirs entre les Conseils trouvent dans ces idées un écho favorable à leurs revendications, d’autant plus qu’une majorité de l’opinion publique est maintenant favorable aux «Représentants».
Jean-Robert Tronchin, Lettres écrites de la campagne, 1re lettre, commentaire sur Rousseau et sa renonciation à la bourgeoisie. 28 septembre 1763 (AEG, Ms hist. 82/2, n° 745)
Rousseau, dans les Lettres écrites de la montagne, commence par contester la condamnation de ses œuvres par le Petit Conseil, en réfutant les principaux griefs en matière religieuse, et répond à nouveau aux accusations d’impiété et de blasphème contre la religion dont il est l’objet. Il persiste en effet à fustiger le fanatisme, les miracles et, en matière de protestantisme, en revient à deux principes fondamentaux de la doctrine réformée, l’autorité des Saintes Ecritures et le libre examen.
De plus, retournant la situation, Rousseau critique la manière dont les pasteurs de Genève vivent leur foi, en les accusant de n’«établir la leur qu’en attaquant celle des autres».
L’écrivain remet également en question la procédure suivie lors de son procès, car selon lui c’est le Consistoire qui était compétent en la matière, puisque l’Emile, en particulier, a été condamné pour les opinions religieuses exprimées dans la Confession de foi du vicaire savoyard.
Pour répondre aux accusations concernant ses idées politiques, Rousseau analyse l’évolution historique des institutions politiques de Genève: il dénonce une usurpation continue depuis deux siècles des prérogatives du Conseil général au profit du Petit Conseil et apporte son soutien aux Représentants.
Cette riposte constitue un complément aux théories de philosophie politique déjà abordées dans le Contrat social. Il précise une nouvelle fois sa conception des notions de «souverain» et de «contrat social»: seule est légitime l’autorité résultant d’un contrat garantissant la primauté de l’intérêt général sur la liberté individuelle. Dans ce cadre, le citoyen doit mener une vie décente et morale, jouir d’une certaine aisance matérielle et l’Etat proposer une législation prévenant au mieux les inégalités.
J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne. 9e lettre, dans laquelle l’auteur critique le Petit Conseil et ses pouvoirs quasi absolus. 1764 (AEG, Bibliothèque, 3101)
A la mi-décembre 1764, les Lettres de la montagne parviennent à Genève et leur impact est immédiat. L’ouvrage, condamné en Hollande et à Paris, met le parti bourgeois en ébullition et les autorités genevoises sont furieuses et désemparées. Elles menacent de démissionner puis, début 1765, elles reçoivent les revendications renouvelées des Représentants et en acceptent une minime partie concernant l’impôt sur le vin, mais ne cèdent en rien sur l’essentiel, notamment la demande de convocation d’un Conseil général pour reconsidérer les circonstances de la condamnation de Rousseau.
Devant cette fin de non-recevoir, les Représentants refusent deux ans de suite d’élire les magistrats de l’année à venir et paralysent ainsi le fonctionnement des institutions politiques et judiciaires. A la fin décembre 1765, les autorités font appel à leurs alliés de Berne, de Zurich et de France pour conclure une médiation. Cette dernière, trop favorable au gouvernement en place, est rejetée par le peuple en Conseil général.
Finalement, ce n’est qu’en 1768 qu’un Edit de conciliation est adopté et débloque la situation. Les Représentants acceptent de ne pas paralyser les élections; en contrepartie, le Conseil général pourra nommer une partie du Conseil des Deux Cents et dans certains cas quelques membres du Petit Conseil. Enfin, les natifs acquièrent le droit de faire du négoce.
Procès-verbal de l’auditeur Sarasin concernant la saisie des exemplaires des Lettres de la Montagne. 4 octobre 1765 (AEG, P.C. 11416)
Il en est saisi 12 à 15 exemplaires chez «la femme Appia, loueuse de livres», un exemplaire chez M. Covelle et aucun chez l’imprimeur Gando. Par contre, chez ce dernier, on prend 300 exemplaires du Dictionnaire philosophique portatif, paru anonymement mais qu’on sait être de la main de Voltaire. Cet ouvrage avait été jugé le 24 septembre 1764 par les autorités genevoises «téméraire, scandaleux, impie, destructif de la Révélation» et condamné à être lacéré et brûlé. Gando se voit infliger 8 jours de prison, la confiscation des imprimés et les réparations.
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/18-les-lettres-ecrites-de-la-montagne-et-les-suites-de-laffaire-rousseau-1763-1768/
19. Exils et fin de vie – Genève 1763-1778
Rousseau, bien qu’il obtienne la «naturalité» neuchâteloise en 1763, finit par entrer en conflit avec les autorités religieuses de la Principauté et se met à dos également la population du bourg de Môtiers, excitée contre lui par les pasteurs. Malgré la protection du roi de Prusse Frédéric II, l’écrivain ne se sent plus en sûreté dans les terres neuchâteloises.
Il se réfugie quelques semaines en automne 1765 sur l’île Saint-Pierre, propriété de Berne au milieu du lac de Bienne, et trouve une consolation à ses malheurs en pratiquant assidûment la botanique, mais, à nouveau, il doit s’enfuir.
A l’invitation du philosophe, économiste et historien David Hume, Rousseau quitte son séjour idyllique sur l’île bernoise et, après un bref séjour à Paris, s’installe en Angleterre en janvier 1766.
Exemplaire saisi par les autorités d’une chanson ayant circulé anonymement en novembre 1769 dans Genève (AEG, P.C. 11995/19)
Rapidement, une fois de plus persuadé qu’on complote contre lui, il se brouille avec son hôte et regagne Paris dès 1767. Le prince de Conti l’héberge à Trie-Château en Picardie, où Rousseau reprend la rédaction de ses souvenirs, les futures Confessions, commencées à Môtiers.
Après un voyage à Lyon, Chambéry et Grenoble en 1768, il s’installe à Paris, rue Plâtrière, en 1770. Jusqu’en 1778, quand il accepte l’invitation du marquis de Girardin et s’installe à Ermenonville, Rousseau travaille à ses dernières œuvres, les Rêveries du promeneur solitaire, les Considérations sur le gouvernement de Pologne, ainsi que les Lettres sur la botanique.
J.J. Rousseau, lithographie de H. van Muyden, 1912 (CIG, Sup Gir 87/04)
Rousseau s’éteint à Ermenonville le 2 juillet 1778, quelques mois après son grand ennemi Voltaire, décédé le 30 mai.
Jean-Jacques Rousseau. Eau-forte d’Ingouf le Jeune. Vers 1779 (CIG, Sup Gir 330/4)
A Genève, pendant ce temps, les événements se précipitent. La révolte qui avait donné lieu à l’Edit de conciliation de 1768 à peine résorbée, d’autres troubles secouent à nouveau la ville.
Les revendications des natifs regroupés dans les cercles, conseillés par Voltaire, prennent une tournure inquiétante pour le gouvernement et les germes des revendications semées par Rousseau trouvent un terrain favorable dans la cité, où les inégalités sont de plus en plus insupportables pour cette catégorie de citoyens négligés par les accords passés entre les Représentants et les autorités politiques.
Ces luttes intestines culmineront dans la prise d’armes du 7 avril 1782, qui marquera le début de la véritable période révolutionnaire genevoise.
Liste des ouvrages contenus dans la bibliothèque de l’horloger Georges Auzières (1713-1799), natif, révolutionnaire. En avril 1791, suite à la procédure intentée contre Auzières, considéré comme un des principaux fauteurs de troubles parmi les natifs et condamné à être banni de Genève pour 20 ans, on fait l’inventaire de ses biens. Sa bibliothèque contient pas moins de 109 ouvrages, depuis les classiques grecs et latins jusqu’à Voltaire et Rousseau. Le contenu de cette bibliothèque illustre le degré élevé d’instruction qui était courant dans le milieu des horlogers genevois au XVIIIe siècle (AEG, Jur. Civ. Fd 32)
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20. Commémorations, 1791-1817
Rousseau a été l’objet d’un culte très tôt après sa mort. Considéré comme un saint, voire un dieu, on vient se recueillir sur sa tombe à Ermenonville dès 1778. La famille royale elle-même s’y rend en 1780.
Les Genevois eux aussi vont rapidement honorer leur concitoyen et, après la chute de l’Ancien Régime, ils se font un devoir moral de réhabiliter l’écrivain. Une mention marginale dans le registre du Conseil est ajoutée en 1791 déjà, annulant la condamnation de 1762 au motif que Rousseau n’avait pas été entendu en personne par les autorités.
Jean-François Chaponnière, banquier et futur fondateur du Journal de Genève, crée avec d’autres le «Club [puis Cercle] des amis de Jean-Jacques» le 27 novembre 1792. Ce cercle, d’abord politique, de tendance modérée, puis plus littéraire au tout début du XIXe siècle, commémore chaque année, le 28 juin, la naissance de Rousseau par des cortèges et des discours.
Registre des délibérations du «Club des Amis de Jean-Jacques», couverture et liste des membres. 1792-1796 (BGE, Ms suppl. 1304)
Album de photographies des dessins du peintre Huber représentant les membres du «Club des Amis de Jean-Jacques» en 1797 (AEG, Ms hist. 199, f° 5)
A Paris, la consécration de la renommée de Rousseau se concrétise d’abord par la nouvelle dénomination de la rue Plâtrière, où l’écrivain avait vécu à la fin de sa vie, en rue Jean-Jacques Rousseau en avril 1791, puis, plus solennellement, par le transfert de ses cendres d’Ermenonville au Panthéon le 11 octobre 1794.
A la même époque, on y installe son vieil ennemi Voltaire ainsi que Benjamin Franklin, le héros de l’indépendance américaine. Avec Mirabeau, ce seront les premiers grands hommes «panthéonisés».
Cette cérémonie en l’honneur de Rousseau s’accompagne de deux jours de discours et de célébrations, suivis par une foule immense.
Citoyen Jeandeau, Le retour de J.J. Rousseau. Pièce de théâtre en l’honneur de Rousseau, jouée en 1794 (AEG, Ms hist. 337)
A Genève, on place en 1794 dans le parc des Bastions un buste à son effigie, réalisé par Jean Jaquet, qui sera retiré en 1817 déjà car jugé inesthétique et mal placé, mais représentant en fait une image de Rousseau trop proche de la Révolution pour les édiles de la Restauration genevoise.
On commandera ensuite au sculpteur James Pradier un nouveau buste.
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21. Commémorations, 1835-1878
James Pradier se propose de créer à titre gracieux un monument à la gloire de l’écrivain. Finalement, une souscription est organisée et la statue inaugurée le 24 février 1835 après plus de dix ans de polémiques sur l’île aux Barques, rebaptisée Ile Rousseau.
Lithographie de Kellner représentant le monument de Rousseau par James Pradier, érigé le 24 février 1835 sur l’Ile aux Barques. Le lieu est rebaptisée dès lors Ile Rousseau (CIG, Gir 435/07)
Les autorités aristocratiques se sont elles-mêmes «tiré une balle dans le pied» (F. Jacob) en érigeant le monument en pleine période de la «Régénération», où les tensions sont vives entre les libéraux-radicaux et les conservateurs.
L’œuvre est en effet vivement critiquée. La posture néo-classique de sénateur, manquant de surcroît de réalisme, est bien éloignée des valeurs prônées par le philosophe. Mais toutes les précautions sont prises pour maîtriser la situation le jour de l’inauguration et la population applaudit lors du dévoilement solennel de la statue.
D’un point de vue symbolique, l’érection de ce monument dans une île évoque deux lieux emblématiques de la saga rousseauiste: l’île Saint-Pierre sur le lac de Bienne, où Rousseau avait trouvé pendant quelque temps un havre de paix, et l’île des Peupliers à Ermenonville, où se trouve son tombeau.
Charles Jean Richard, portrait de Jean-Jacques Rousseau. Médaille d’argent. 1878 (CIG, 0573)
La grande manifestation suivante en l’honneur de Rousseau a lieu en 1878, année du premier centenaire de sa mort.
A Genève, la conjoncture politique est difficile. On est en pleine crise politico-religieuse du Kulturkampf, le régime du radical Antoine Carteret a mis en place des lois anticléricales et tâche de contrôler l’Eglise catholique. Le conflit s’achèvera au début du XXe siècle par la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
En 1878, l’opposition au régime radical accuse Carteret et son gouvernement de récupérer à leur profit la commémoration de la mort de Rousseau. Mais la fête programmée sur trois jours, du 30 juin au 2 juillet, est malgré les dissensions politiques un immense succès populaire.
Elle consacre la réintégration de Rousseau dans le patrimoine genevois, au-delà des controverses religieuses ou politiques.
Louis Dumur, Centenaire de Jean-Jacques. Roman humoristique paru en 1910, illustrant le caractère houleux des manifestations de 1878, avec la division en deux clans des collégiens: d’un côté les partisans de Rousseau, déterminés à participer aux cérémonies et de l’autre les adversaires de l’écrivain refusant d’y prendre part (Collection privée)
Ticket d’entrée au Banquet national de 1878
Sélection d’imprimés parus à l’occasion du centenaire de la mort de Rousseau en 1878
(Bibliothèque AEG 3301/13, 3301/18, 3301/14)
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22. Commémorations, 1912-2012
Le bicentenaire de la naissance de Rousseau en 1912 est précédé en juin 1904 par la création de la Société Jean-Jacques Rousseau, qui soutient activement cette nouvelle commémoration. Elle s’est donné pour buts de développer les études sur l’écrivain, de publier une édition critique de ses œuvres et de réunir les manuscrits et imprimés, portraits et souvenirs relatifs à Rousseau.
Soutenue par les autorités académiques et politiques, elle compte parmi ses membres non seulement des Genevois mais aussi des Français et des Allemands. Elle publie les Annales Jean-Jacques Rousseau, qui vont au fil du temps renouveler les études sur l’écrivain.
Avec cette société, Genève et la Suisse romande se réapproprient l’écrivain.
Invitation au déjeuner du 27 juin 1912 organisé par la Société Jean-Jacques Rousseau
(AEG, Bibliothèque, Imprimés divers, 1912)
Les manifestations de 1912 illustreront cette ambition par des banquets, des conférences, une grande exposition au Musée Rath. Le 29 juin 1912, jour officiel de la fête, on assiste à un tir au canon et à une sonnerie de cloches, et un cortège intitulé «Fête de la jeunesse» défile en ville pendant deux heures.
La fête se veut populaire et consensuelle, loin des polémiques politiques ou religieuses, et elle est une réussite, contrairement à la commémoration parisienne, entachée de conflits politiques et même d’émeutes.
Programme du bicentenaire de la naissance de Rousseau. 1912 (AEG, Bibliothèque, Imprimés divers, 1912)
Programme de la cérémonie officielle du 28 juin 1962 pour le 250e anniversaire de la naissance de Rousseau (AEG, 1989 va 18.1243, Service du protocole)
En 1978, le bicentenaire de la mort de Rousseau se caractérise par un élargissement de la commémoration. On y associe, au moins dans un colloque et dans des chroniques du Journal de Genève, Voltaire, décédé la même année que Rousseau.
Les supports médiatiques changent également: le cinéma produit Les chemins de l’exil de Claude Goretta, sur un scénario de Georges Haldas, qui sera diffusé à la Télévision suisse romande.
Cette nouvelle approche permet une certaine mise à distance des universitaires autour du culte de Rousseau, qui devient accessible au grand public sous une forme renouvelée, sans que sa relation avec sa ville natale soit abordée directement.
L’image de Rousseau change elle aussi et s’ouvre à des interprétations diverses, dont l’une pourrait, pourquoi pas, trouver un écho dans les mouvements contestataires de 1968 en France et des années septante aux Etats-Unis: le Rousseau marcheur, exilé à de nombreuses reprises, simple dans sa mise et méprisant les puissants se retrouverait-il dans les critiques du système capitaliste, dont certains partent sur les routes en quête de nouveaux horizons et d’une vie plus proche de la nature, plus fraternelle?
Programme des conférences de la Faculté des lettres pour le bicentenaire de la mort de Rousseau. Janvier-octobre 1978 (AEG, Bibliothèque, Imprimés divers, 1978)
A la fin du XXe siècle, l’approche de Rousseau et de son oeuvre d’écrivain et de philosophe se modernise. La reconnaissance académique lui est acquise, les multiples études rousseauistes donnent une idée plus exacte de sa vie et de ses idées, et son style continue d’enchanter ses lecteurs.
Le rapport de Genève à Rousseau est quant à lui parfois ambigu. On en veut pour illustration la démolition de la maison de la rue de Coutance dans laquelle il avait vécu enfant. Cette maison a été détruite en 1958 malgré les oppositions pour faire place à un grand magasin. L’écrivain est admiré, mais il ne doit pas intervenir dans la vie de la cité, pour laquelle il représente en fait quasi exclusivement un «agrément culturel».
Enfin, les idées politiques du philosophe continuent de susciter les controverses et, à l’occasion de l’actuel tricentenaire de sa naissance, les discussions enflammées ne manquent pas, si l’on en croit certains entretiens radiophoniques déjà entendus ici et là.
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23. Traces de Rousseau à Genève
Les multiples facettes de Rousseau, à la fois écrivain, théoricien politique, philosophe, pédagogue, musicien et botaniste, ont laissé des empreintes plus ou moins tangibles à Genève.
Son image se retrouve dans la topographie: en 1912, pour le bicentenaire de sa naissance, la Société immobilière genevoise baptise en son honneur dans l’ancienne campagne Gallatin le «Rond-Point Jean-Jacques» et son réseau de rues et d’avenues rayonnantes portant des noms relatifs à ses œuvres ou à sa vie.
Genève, quartier de Saint-Jean, plaque de rue
Sa statue par James Pradier orne toujours l’île Rousseau, où l’écrivain regarde à nouveau vers le lac, et la façade du Palais de l’Athénée arbore son buste.
On a vu que les idées politiques de Rousseau ont servi d’assise aux revendications du parti des Représentants et influencé les événements révolutionnaires genevois de la fin du XVIIIe siècle.
L’écrivain, lui, a trouvé sa consécration internationale le 26 mai 2011, avec le classement au patrimoine de la «Mémoire du monde» de l’UNESCO de ses fonds manuscrits conservés à la Bibliothèque de Genève et à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel.
Les manuscrits conservés à Genève proviennent principalement des descendants de son ami et éditeur Paul Moultou.
En matière littéraire, la critique locale a donné naissance dans les années 1950 et 1960 à l’«Ecole de Genève», illustrée en particulier par Marcel Raymond, Jean Rousset et surtout Jean Starobinski, spécialiste de Rousseau et auteur d’une nouvelle approche de son oeuvre.
Annales Jean-Jacques Rousseau, t. 1, 1905 (AEG, Bibliothèque, R 1164/1905)
En tant que pédagogue, Rousseau a laissé sa trace dans le nom de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, premier nom de l’Ecole des sciences de l’éducation fondée en 1912 par le pédagogue genevois Edouard Claparède, qui, par certains aspects, s’est inspiré de Rousseau. Il pensait en effet que l’éducation devait «promouvoir la démocratie, la liberté et la compréhension internationale» (Dictionnaire historique de la Suisse).
L’Ecole des sciences de l’éducation, ancêtre de l’actuelle Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, devait ensuite être confiée à Jean Piaget, qui renouvela complètement la recherche en psychologie de l’enfant.
Rousseau musicien a transmis aux Genevois un héritage très concret qui scande leur vie quotidienne: depuis 1850, le carillon de la cathédrale Saint-Pierre, restauré grâce au legs d’un riche négociant, Gabriel Gallot, joue l’air du Devin de village. Le carillon a été depuis lors restauré plusieurs fois et complété de nouvelles cloches, et il propose au mois de juillet, cet air, l’un des douze joués au cours de l’année.
La botanique, particulièrement chère à Rousseau pendant ses années d’exil, mais qu’il a pratiquée dès ses années annéciennes, a été représentée de manière emblématique à Genève depuis le XVIIIe siècle. Les collections genevoises d’herbiers sont d’importance mondiale. Ils contiennent près de six millions d’échantillons, rassemblés au Conservatoire et Jardin botaniques. Cette tradition a été distinguée par la Confédération et mise à l’inventaire que la Suisse va proposer à l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine mondial immatériel. Nul doute que Rousseau serait enchanté de cette distinction et de la perpétuation de sa passion!
Planche extraite d’un herbier présenté pour le concours de sciences naturelles en 1943 (Arlette Hugli, 1re latine, Ecole supérieure des jeunes filles, classe de Mlle Dubois) (Collection privée R. Rosset)
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24. Chronologie de la vie de Jean-Jacques Rousseau
Genève, quartier de Saint-Jean, plaque de rue
L’enfance et l’adolescence
1712 Naissance de Jean-Jacques Rousseau à Genève le 28 juin (Grand-Rue 40). Mort de sa mère Suzanne Bernard le 7 juillet.
1717 Isaac Rousseau, père de Jean-Jacques, horloger, s’installe avec ses deux fils à la rue de Coutance, dans le quartier de Saint-Gervais.
1722 A la suite d’une querelle, Isaac Rousseau quitte Genève et s’installe à Nyon. Jean-Jacques est mis en pension chez le pasteur Lambercier à Bossey.
1724 Retour à Genève où il habite chez son oncle Gabriel Bernard. Il commence un apprentissage chez Masseron, greffier de la Ville.
1725 Apprentissage chez Abel Ducommun, maître graveur.
1728 Trouvant les portes de Genève fermées, Jean-Jacques s’éloigne de sa ville natale (14 mars). Le curé de Confignon le dirige à Annecy chez Mme de Warens. Celle-ci l’envoie à Turin. Il voyage à pied. Le 21 avril, il abjure le protestantisme, puis est baptisé catholique le 23. Il sert chez Mme de Vercellis, puis chez le comte de Gouvon.
1729 Retour à Annecy. Il fréquente le séminaire des Lazaristes, puis devient pensionnaire à la maîtrise de la cathédrale d’Annecy.
1730 Idylle des cerises (1er juillet). Il fait un long périple à pied : Nyon, Fribourg, Lausanne, Vevey, Neuchâtel, où il donne des leçons de musique.
1731 A Boudry, il devient interprète d’un faux archimandrite qu’il suit à Neuchâtel, Fribourg, Berne et Soleure, où l’escroc est démasqué. Nouveau séjour à Neuchâtel. Départ pour Paris. Retour à Chambéry par Lyon. Il travaille comme employé au cadastre de Savoie.
1732 Maître de musique à Chambéry.
1734 Mort de Claude Anet. Rousseau le remplace comme intendant de Mme de Warens.
1735 (ou 1736?) Idylle des Charmettes.
1737 Séjour incognito à Genève pour recueillir l’héritage de sa mère. Voyage à Montpellier pour consulter le docteur Fizes sur son polype au coeur.
1738 Retour à Chambéry. Wintzenried est le nouvel intendant et amant de Mme de Warens.
1739 Jean-Jacques vit seul aux Charmettes. Il lit beaucoup et écrit.
1740 Préceptorat à Lyon chez les Mably : Projet pour l’éducation de Monsieur de Sainte-Marie.
1741 Retour à Chambéry, où il travaille à un nouveau système de notation musicale.
L’ambition
1742 Rousseau est malade aux Charmettes. Epître à Parisot. Il présente à l’Académie des sciences de Paris son Projet concernant de nouveaux signes pour la musique. L’Académie lui décerne un certificat.
1743 Publication de la Dissertation sur la musique moderne. Rousseau commence l’opéra Les muses galantes. En septembre, il devient secrétaire auprès du comte de Montaigu, ambassadeur de France à Venise.
1744 En août, il quitte Venise pour retourner à Paris.
1745 Rousseau se lie avec Thérèse Levasseur, la lingère de son hôtel. Rousseau est en relation avec Denis Diderot et Condillac. Correspondance avec Voltaire.
1746 Rousseau compose son poème L’allée de Sylvie. Naissance du premier des cinq enfants de Rousseau déposés à l’Hospice des enfants-trouvés. Devenu le secrétaire des Dupin, il séjourne avec eux au château de Chenonceau.
1747 Le 9 mars, mort de son père, Isaac Rousseau, à Nyon.
1749 Collaboration à l’Encyclopédie (articles sur la musique). Arrestation de Diderot au château de Vincennes. C’est sur le chemin pour lui rendre visite que Rousseau a l’illumination qui donnera lieu au Discours sur les sciences et les arts. Rousseau rencontre Grimm.
1750 Le 9 juillet, l’Académie de Dijon couronne le Discours sur les sciences et les arts, qui sera publié la même année.
1752 Le Devin du village est représenté à Fontainebleau, devant le Roi, avec un grand succès. La Comédie française joue Narcisse ou L’amant de lui-même, qui sera publié l’année suivante avec une préface dans laquelle Rousseau désavoue sa pièce.
1753 Le Mercure de France publie la question de l’Académie de Dijon sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Rousseau publie sa Lettre sur la musique française.
1754 Avec Thérèse et Jean-Vincent Gauffecourt, Rousseau se rend à Genève. Dernière rencontre avec Mme de Warens. Il réintègre l’Eglise de Genève et retrouve ses droits de citoyen.
1755 Publication du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Echange épistolaire entre Voltaire et Rousseau qui paraît dans le Mercure de France.
Le philosophe
1756 Installation à l’Ermitage (Montmorency), chez Mme d’Epinay. Rousseau fait parvenir à Voltaire sa Lettre sur la Providence. Il imagine les personnages et le cadre de La Nouvelle Héloïse.
1757 Passion de Rousseau pour Mme d’Houdetot. Disputes avec Diderot, Grimm et Mme d’Epinay, qui le prie de quitter l’Ermitage. Rousseau s’installe à Montmorency, au jardin de Montlouis. Il reçoit le tome VII de l’Encyclopédie et décide de répondre à l’article « Genève », signé D’Alembert.
1758 Lettre à d’Alembert sur les spectacles. Achève Julie ou La Nouvelle Héloïse.
1759 Rousseau s’installe au Petit-Château de Montmorency, sur l’invitation du Maréchal de Luxembourg. Il travaille à l’Emile.
1760 Rousseau travaille à l’Emile et au Contrat social.
1761 Fin janvier, La Nouvelle Héloïse est mise en vente à Paris, c’est un succès considérable.
Les exils
1762 Publication du Contrat social et de l’Emile. L’Emile est condamné par le Parlement de Paris à être lacéré et brûlé. Rousseau, décrété de prise de corps le 9 juin, s’enfuit vers la Suisse et arrive à Yverdon le 14. L’Emile et le Contrat social sont brûlés à Genève. Rousseau s’installe à Môtiers le 10 juillet, Thérèse le rejoint le 20. Publication du mandement de l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, condamnant l’Emile en raison des positions religieuses énoncées dans la Profession de foi du Vicaire savoyard.
1763 En mars, publication de la Lettre à Christophe de Beaumont. Rousseau reçoit la nationalité neuchâteloise et abdique à perpétuité son droit de bourgeoisie à Genève. Le procureur général Tronchin publie les Lettres écrites de la campagne. Rousseau décide de lui répondre.
1764 Composition du début de la première version des Confessions. Publication des Lettres écrites de la montagne. Buttafoco demande à Rousseau un projet de constitution pour la Corse. Voltaire publie un pamphlet anonyme contre Rousseau, Le Sentiment des citoyens.
1765 Les Lettres écrites de la montagne sont brûlées en Hollande et à Paris. Dans la nuit du 6 au 7 septembre, les gens de Môtiers lancent des pierres contre ses fenêtres. Rousseau se réfugie à l’île de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne. Nouvelle expulsion.
1766 Départ pour l’Angleterre à l’invitation du philosophe David Hume. Rousseau et Thérèse s’installent à Chiswick, puis à Wootton. Rupture avec Hume. Rousseau travaille à la première partie des Confessions.
1767 Retour en France. Séjour à Trie-Château chez le prince de Conti, sous le pseudonyme de Renou. Publication du Dictionnaire de musique.
1768 Voyage à Lyon, Grenoble, Chambéry, Bourgoin où Thérèse le rejoint. Ils se marient.
1769 Rousseau et Thérèse s’installent dans une ferme à Monquin. Rédaction de la seconde partie des Confessions.
1770 Retour de Rousseau à Paris. Il s’installe rue Plâtrière. Lectures publiques des Confessions.
1771 Interdiction de toute lecture publique des Confessions. Rousseau travaille aux Considérations sur le Gouvernement de Pologne.
1771-1773 Lettres sur la botanique à Madame Delessert.
1774-1776 Composition de Daphnis et Chloé.
1776 Rousseau essaie en vain de déposer sur l’autel de Notre-Dame le manuscrit des Dialogues. Il rédige la première et la seconde Promenade des Rêveries du Promeneur solitaire.
1777 Il écrit cinq nouvelles Promenades.
1778 8e, 9e et 10e Promenades. Rousseau remet à Paul Moultou le manuscrit des Confessions et des Dialogues. Il accepte l’hospitalité du marquis de Girardin à Ermenonville. Le 2 juillet, il meurt à onze heures du matin. Rousseau est inhumé dans l’île des Peupliers.
1782 Publication des Confessions et des Rêveries du promeneur solitaire.
1794 La Convention fait transférer les restes de Jean-Jacques Rousseau au Panthéon.
1801 Mort de Thérèse, dans l’oubli. Elle est enterrée au cimetière du Plessis-Belleville (F)1.
__________
1 Source : http://tecfa.unige.ch/proj/rousseau/vie.htm
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/expositions-rousseau-genevois-chronologie-de-vie-de-jean-jacques-rousseau/
25. Bibliographie sélective
Genève, quartier de Saint-Jean, plaque de rue
Campus, n° 106, décembre 2011/janvier 2012
COTTRET, Monique et Bernard, Jean-Jacques Rousseau en son temps, 2005
DUFOUR, Alfred, Histoire de Genève, 4e éd., 2010 (Que sais-je?, 3210)
GAGNEBIN, Bernard, Album Rousseau, 1976 (Albums de la Pléïade, 15)
GÜR, André, «Les lettres séditieuses anonymes de 1718», dans Bulletin de la société d’histoire et d’archéologie de Genève, 14, 1968
Histoire de Genève des origines à 1798, Société d’histoire et d’archéologie de Genève, 1951
JACOB, François, La cité interdite, 2009
PORRET, Michel et al., La chaîne du pénal, 2010
ROSENBLATT, Helena, Rousseau and Geneva. From the «First Discourse» to the «Social Contract», 1749-1762, 1997
ROUSSEAU, Jean-Jacques, Œuvres complètes, 1959-1995 (Bibliothèque de la Pléïade)
TROUSSON, Raymond, Rousseau, 2011
TROUSSON, Raymond et EIDELDINGER, Frédéric S., Jean-Jacques Rousseau au jour le jour, 1998
TROUSSON, Raymond et EIDELDINGER, Frédéric S. (sous la dir. de), Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, 1996
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/25-bibliographie-selective/