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La chaîne du pénal
L’exposition La chaîne du pénal. Crimes et châtiments dans l’Ancien Régime est née de la collaboration entre les AEG et le Département d’histoire générale de l’Université de Genève. Elle évoque le monde de la pratique judiciaire et pénale à Genève sous l’Ancien Régime.
L’exercice de la justice étant depuis la fin du Moyen-Age le monopole de la République de Genève sur ses territoires, on observe que ce pouvoir régalien compte parmi les plus grands producteurs d’archives. Près de 25’800 dossiers de procédures et d’enquêtes pénales sont conservés aux Archives d’Etat. Ces documents, accessibles grâce au travail de plusieurs générations d’archivistes, couvrent une période allant de 1396 à 18172. S’y ajoutent les quelque 1100 procès criminels et informations de la campagne3. Si ces fonds d’archives sont forcément lacunaires, ils restent une source exceptionnelle pour l’étude de l’histoire sociale et judiciaire de Genève.
Le recours aux registres du Conseil, qui motivent parfois ou détaillent les condamnations, enrichit encore le corpus des procédures criminelles, comme d’autres séries aux intitulés plus ou moins explicites: livres d’écrou, registres de signalements, registres du greffe criminel ou encore registres des «Bannis et malvivants».
Les placards, factums judiciaires et ouvrages imprimés complètent les sources manuscrites. Enfin, les registres du Consistoire et ceux de la Vénérable Compagnie des pasteurs constituent l’autre branche des fonds utiles aux historiens intéressés au contrôle social des individus.
Devant cet inventaire, les archives peuvent sembler quelque peu obscures ou inaccessibles aux yeux du grand public. Or c’est grâce à ces sources que les historiens mettent en lumière le passé de Genève, avec une profondeur de champ toujours étonnante. Le visiteur découvrira aussi bien le triste sort d’individus que l’histoire des institutions et des idées. On suit par exemple l’évolution de la peine capitale, de la noyade ou de la pendaison à la guillotine, machine moderne et égalitaire pour trancher les têtes des assassins. On imagine quel était le poids social des peines infamantes sous l’Ancien Régime, comme la génuflexion d’un paillard. On découvre encore une fois que derrière l’exercice de la justice, il y a la conscience des hommes qui l’appliquent, à l’image de plusieurs procureurs généraux genevois du siècle des Lumières participant à la réforme de la justice criminelle.
Un ouvrage portant le même titre prolonge et développe la réflexion autour de la matérialité de l’archive judiciaire, qui a donné également matière au colloque international Bois, fers, papiers et bracelets de justice. Histoire matérielle du droit de punir, hier et aujourd’hui, les 2-3-4 décembre 2010 à l’Université de Genève.
Pièces à rêverie et autres convictions, un court-métrage réalisé par Caroline Cuénod aux Archives d’Etat, complète cette offre exceptionnelle.
Pierre FLÜCKIGER
Archiviste d’Etat
1 Michel PORRET, Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècles), Montréal, PUM, 2008
2 AEG, P.C. 1re, 2e et 3e séries
3 AEG, Jur. Pen. L
Commissaires de l’exposition: Michel PORRET, Marco CICCHINI, Vincent FONTANA, Ludovic MAUGUÉ, Sonia VERNHES RAPPAZ.
Coordinatrice pour les AEG: Nathalie FANAC HUGUENIN-ELIE.
Photographies: Janine CSILLAGI (sauf mention contraire).
https://archives-etat-ge.ch/page_liste_menu/expositions-chaine-penal-crimes-chatiments-lancien-regime/
1. La chaîne du pénal
Dès le XVIe siècle en Europe, la répression des crimes (contre la religion, l’Etat, les individus, les biens et les mœurs) devient le monopole régalien de l’Etat moderne au même titre que la levée de l’impôt, le droit de faire la guerre ou celui de battre monnaie. Toujours public, le glaive de justice s’oppose à la vindicte privée. Arbitraire avant la période de la légalité des délits et des peines (Code pénal, 1791), la justice pénale est encadrée par les vestiges du droit romain, la coutume, la jurisprudence et la loi (édits, ordonnances, etc.). Délit, enquête, procès, sentence, incarcération, marque au fer chaud des récidivistes, exécution de la peine capitale ou corporelle: la chaîne du pénal représente le mécanisme judiciaire de la répression mis en œuvre à Genève comme ailleurs en Europe.
L’archive judiciaire est la mémoire institutionnelle de maintes vies fragiles comme en témoignent les «testaments de mort» dictés à un greffier sur le seuil de l’échafaud par des condamnés à la peine capitale. Des existences précaires qu’évoquent la violence du crime, son cortège de souffrances physique et morale, selon les milliers de pages de plaintes individuelles, de témoignages assermentés et de rapports médico-légaux. S’y ajoute la sévérité du châtiment, corporel ou d’élimination sociale comme la peine capitale et le bannissement. Les existences et les voix du passé sont tirées de l’oubli des temps… par la chaîne du pénal.
Samuel de RAMERU, Allégorie de la justice, vers 1652
Près de la Halle aux grains (devenue plus tard Arsenal, puis Archives d’Etat) et de la Maison de ville dont on aperçoit le tribunal, la justice distributive en majesté – les yeux ouverts – brandit de la main droite le glaive de la chaîne du pénal pour la punition des méchants et tient de la main gauche la balance avec la pesante règle de l’équité. Les «fruits de la justice» – abondance, richesse, harmonie sociale, paix – iront aux «bons».
Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, huile sur toile, 131.5×193 cm, inv. n° N 501 (photo Yves Siza)
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/1-la-chaine-du-penal/
2. La République de Genève: ressort judiciaire
Ancienne cité romaine intégrée après 800 dans le Royaume de Bourgogne, Genève devient au XIIIe siècle une ville épiscopale puis impériale en s’émancipant des comtes locaux. Les Libertés, franchises, immunités, us et coutumes de la cité de Genève (1387) du dominicain et évêque auxiliaire du diocèse de Genève entre 1366 et 1377 Adhémar Fabri (?-1388) règlent l’esprit de la justice criminelle, garante des libertés communales. La cité lémanique est marquée par l’essor des quatre foires annuelles, l’ingérence savoyarde et la révolution communale qui culmine aux XIVe et XVe siècles avec la croissance démographique. Rupture avec le prince évêque (1534), République souveraine, Réforme adoptée par le Conseil général des citoyens et bourgeois (21 mai 1536): la «Rome protestante» devient une cité-Etat administrative et économique. A l’élection des syndics s’ajoutent la création et l’emboîtement des conseils des Deux Cents (CC) et des Soixante. Dès 1530, s’affirme l’élection réciproque du Petit Conseil et du Conseil des CC. La cité se blottit derrière ses murailles percées de trois portes gardées par les bourgeois armés puis la garnison. Entre 1550 et 1800, la population passe de 13’100 habitants à 24’500. En 1798, annexée par la France du Directoire, Genève devient chef-lieu puis préfecture du Département du Léman jusqu’en 1813.
Pays de droit écrit que cadrent le jus romanum et la jurisprudence des Etats absolutistes, la République durant les 262 années de l’Ancien Régime et de la Révolution est pénalement souveraine (1536-1798). Le Tribunal du lieutenant avec ses quatre auditeurs remplace en 1529 la cour du vidomne (magistrat épiscopal). Avec le procureur général qui depuis 1534 représente le Ministère public, la justice rendue en son ressort est sans appel et repose sur le paragraphe de 37 lignes et les 19 articles du titre XII des Edits civils de la République de Genève de 1568 (dont impression en 1707, 1713, 1735, 1782). Les Edits politiques de 1568 assurent le monopole pénal du Petit Conseil composé de 28 magistrats, cooptés en Conseil des CC. Aux 4 syndics élus pour une année, s’ajoutent 21 conseillers ad vitam, deux secrétaires d’Etat, un lieutenant de Justice et de Police (13 conseillers pour la justice). La grâce revient au Conseil des CC. A la campagne, l’instruction criminelle incombe au Châtelain qui y représente le Petit Conseil. S’y ajoute la pratique pénale des 20’000 procès criminels ouverts sous l’Ancien Régime.
En Europe continentale, depuis la fin du Moyen Age, la procédure judiciaire est inquisitoire car elle est écrite, secrète et basée sur l’usage de la torture pour produire l’aveu de l’incriminé. Instruite sous l’autorité de l’auditeur et du Petit Conseil, reposant sur la torture jusqu’en 1738, la procédure inquisitoire de Genève ne serait que – selon le juriste Jean-Pierre Sartoris (1706-1780) – l’«élixir très réduit […] de l’Ordonnance [criminelle] de France de 1670».
Cesare CAPRANICA, La cita di Ginevra, 1597
République souveraine depuis 1534, «Rome protestante» (1536) dominée par son temple, Genève exerce le droit de punir en son ressort urbain et rural. Potences et roue: le lieu patibulaire domine la cité puisque chaque justiciable doit vivre dans le respect des lois.
BGE, Centre d’iconographie genevoise, gravure, 42×55.3 cm, 16 M O2 (photo Nicolas Crispini)
Plan de la ville de Genève, dédié aux magnifiques et très honorés seigneurs, syndics et conseil de la ville et République de Genève, par leur très Humble et très obéissant serviteur C.B. Glot, 1777, corrigé sur les lieux en 1793 par M. Meyer
A la lisière des Alpes et du Jura, au bout du Léman, à la jonction du Rhône et de l’Arve, entourée de son mandement rural, la cité-Etat de Genève est un carrefour de routes et d’échanges qui jalonnent l’Europe du nord au sud, d’est en ouest. Ses fortifications étoilées inscrivent dans le territoire sa souveraineté politique de République.
AEG, Archives privées 247/5/22
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/2-la-republique-de-geneve-ressort-judiciaire/
3. La doctrine
Sous l’Ancien Régime, la doctrine recouvre l’ensemble des opinions émises par les juristes sur la création du droit et l’interprétation des lois. Elle est l’œuvre des criminalistes, docteurs du droit criminel qui commentent la législation royale et la jurisprudence. Multipliant les commentaires des grandes ordonnances des XVIe et XVIIe siècles, de nombreux doctrinaires tentent de systématiser les normes de l’incrimination, toutes imprégnées par une tradition de la casuistique. Selon Antoine Bruneau (1640-1720), il s’agit d’éclaircir les «principes d’où dépend la jurisprudence des matières criminelles».
Le pluralisme des sources et des systèmes juridiques (jurisprudence, droit romain, droit canonique) génère en effet incertitudes et conflits dans l’administration de la justice. Aussi la nécessité s’impose-t-elle d’unifier et de régulariser la pratique pénale, afin de régler l’arbitraire et de progressivement renforcer les principes de la légalité. Ce mouvement de concentration des sources et de coordination du droit est relayé par des criminalistes, qui pour la plupart sont également des praticiens. Formulée dans des instruments de travail destinés aux juges, la doctrine mêle intimement construction théorique et visée pratique, propos descriptif et perspective normative, connaissance et action.
Pierre-François MUYART DE VOUGLANS, Instruction criminelle suivant les loix et ordonnances du royaume, Paris, 1767
Né dans une famille de robe en Franche-Comté, le criminaliste et avocat au Parlement de Paris Pierre-François Muyart de Vouglans (1723-1791) est partisan d’un absolutisme rigoureux. Ses nombreux commentaires juridiques comme ses pamphlets contre la doctrine «philosophique» sont autant de plaidoyers du providentialisme judiciaire et de réquisitoires contre la modération pénale.
Collection privée
Jean-Pierre SARTORIS, Elémens de la procédure criminelle suivant les Ordonnances de France, les Constitutions de Savoye et les Edits de Genève, Amsterdam [Genève], 1773
Tour à tour avocat, membre du Conseil des CC, secrétaire de justice, auditeur, syndic après avoir siégé dans le Petit Conseil, le juriste genevois Jean-Pierre Sartoris (1706-1780) commente les ordonnances criminelles françaises et savoyardes en regard de la législation genevoise.
AEG, Bibliothèque, 3435/2
Prospero FARINACCIO, Prosperi Farinacii Praxis et theoricae criminalis, Venise, 1609
Le Romain Prosperus Farinacius [Prospero Farinaccio] (1554-1618) s’affirme comme l’un des plus éminents jurisconsultes italiens du XVIe siècle. Œuvre immense de systématisation des sources antérieures du droit, sa somme Praxis et theoricae criminalis (1603-1604) exerce une influence considérable sur les pénalistes européens du XVIIe siècle.
Collection privée
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4. Le crime
A Genève sous l’Ancien Régime, la chaîne du pénal ressort d’environ 21’000 procès et informations judiciaires ouverts entre 1525 et 1798 (1700-1792: 13’500 dossiers). Crimes contre l’Etat, les individus, les biens et les mœurs: après la fin des procès en sorcellerie en 1682 (222 cas dès 1527), le contentieux est stable jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Dès les années 1660-1670, entre 10 et 15% des procès répriment l’atteinte à l’Etat (sédition, contrebande, fausse-monnaie), 10 à 15% visent le crime de sang et 23 à 36% l’atteinte aux biens. La «paillardise» (relation sexuelle hors du mariage) atteint 40% des procès au XVIIIe siècle. Près de 16% des dossiers judiciaires ne sont pas criminels: accident, noyade, épizootie (etc.)
Motif, statut des justiciables, qualité du dol, lieu, temps, quantité, événement: le crime est qualifié arbitrairement selon ces sept circonstances matérielles et morales, atténuantes (folie, maladie, ivresse, passion, etc.) ou aggravantes (préméditation, récidive, acharnement, etc.). La nuit aggrave le même délit commis de jour. L’effraction d’un logis privé est moins qualifiée que celle d’une église. Les circonstances familiales du parricide sont plus atroces que celles du meurtre d’un individu sans parenté avec l’agresseur.
Chemise d’archive contenant les pièces d’une procédure criminelle
Minutieusement établies et conservées par l’Etat d’Ancien Régime, les pièces judiciaires sont numérotées et archivées par l’archiviste contemporain qui en assure la communication entre les générations.
AEG, P.C. 1re série 11931 («tentative d’empoisonnement»), 1769
Sachet d’arsenic qui a servi à empoisonner Christian Haller, pièce à conviction
Préméditation, abus de confiance, intoxication imparable, souffrances corporelles: toutes les circonstances aggravantes de l’empoisonnement volontaire en font un crime capital même s’il échoue. Testé par un expert, l’arsenic comme pièce à conviction saisie sur le lieu du crime renforce la certitude du magistrat instructeur.
AEG, P.C. 1re série 11931 («tentative d’empoisonnement»), 1769
Inventaire des pièces contenues dans une procédure criminelle
De la plainte à la sentence, la procédure soigneusement classée illustre la minutie judiciaire de l’instruction du crime atroce de la tentative d’empoisonnement.
AEG, P.C. 1re série 11931 («tentative d’empoisonnement»), 1769
Qualification du vol selon les «conclusions» du procureur général subrogé Des Franches
Sous l’Ancien Régime, le crime est pensé selon ses «circonstances» morales et matérielles, aggravantes et atténuantes. Cette «jurisprudence universelle» permet aux procureurs généraux de Genève de qualifier minutieusement le délit pour en motiver équitablement la peine. Nuit, effraction, préméditation, voies de fait : parmi d’autres, ces circonstances aggravent le vol simple.
AEG, P.C. 1re série 11359 («vol»), 1765, folios 374 recto/verso (montage)
Dernière lettre d’un suicidé, pièce à conviction
Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le suicide est qualifié et poursuivi pénalement comme l’homicide de soi-même. Les indices matériels recueillis par la justice, notamment la «dernière lettre», illustrent le projet morbide du suicidaire.
AEG, P.C. 1re série 12363 («suicide»), 1772, folio 3-4
Expertise médico-légale du chirurgien Etienne Meschinet
Requise par le magistrat instructeur, l’expertise médico-légale du chirurgien assermenté vise à établir le corps du délit et à en éclairer les «circonstances», comme dans le cas du suicide où il s’agit de définir la morbidité des plaies volontaires. Selon Jean-Pierre Sartoris, les «rapports d’experts» suivent «immédiatement» le «crime commis, ou très peu de temps après» afin «de constater le fait soumis à leur examen, ou du moins d’en déterminer exactement les circonstances, et d’en découvrir les causes».
AEG, P.C. 1re série 12363 («suicide»), 1772, folio 9
Joost DAMHOUDER, Praxis rerum criminalium, Anvers, 1601
Selon le grand doctrinaire flamand né en 1507 à Bruges, l’atrocité du crime culmine dans les lésions et les mutilations corporelles qui affligent les particuliers imprudents, répandent l’insécurité publique et justifient la répression pénale.
Bibliothèque du Département d’histoire générale de l’Université de Genève, BFLB 26699, planche CXLII, «De laesione et mutilatione»
Enquête sur les circonstances du crime de bestialité
Toutes les circonstances morales du coït avec un animal le qualifient comme un atroce crime de bestialité théoriquement sanctionné par le bûcher. Sur la scène du crime, l’auditeur, en magistrat instructeur, vérifie les allégations à charge qui pèsent sur l’accusé.
AEG, P.C. 1re série 3696 («sodomie et bestialité»), 1660, folio 9
Sur les lieux du crime de fausse monnaie: enquête de l’auditeur Antoine Tronchin
La fausse monnaie est un crime de lèse-majesté. Souvent capital, ce délit est réprimé une cinquantaine de fois à Genève entre 1738 et 1794. Il est qualifié par la double circonstance de l’atteinte au droit régalien de battre la monnaie et de l’abus de la confiance publique trompée par la monnaie de mauvais aloi.
AEG, P.C. 1re série 5295 («fausse monnaie»), 1700, folio 1
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/4-le-crime/
5. Le maléfice
Entre peur du mal et traités de démonologie, la chasse aux sorcières frappe l’Europe du XVe à l’aube du XVIIIe siècle, avec une apogée répressive entre 1560-1570 et 1620-1630. Environ 110’000 procès et près de 60’000 individus (7 fois sur 10 une femme) exécutés: après la Réforme, le phénomène surtout rural agite la frontière litigieuse entre catholicisme et protestantisme. Le déclin s’amorce jusque vers 1670-1680, puis la chasse s’arrête.
A Genève, depuis 1527 (criminalité apparente), souvent sur fond de peste, la répression culmine entre 1565-1571, puis entre 1608-1616. 337 inculpés, 222 procès (76% de femmes, 24% d’hommes), 70 condamnés à mort exécutés publiquement (47 femmes, 23 hommes) jusqu’en 1652: le procès inquisitoire fabrique la culpabilité avec la torture. Des chirurgiens assermentés doivent identifier sur le corps de l’accusée la marque insensible du Diable.
Après une pause de 26 ans, en 1652 la Savoyarde Michée Chauderon est la dernière sorcière exécutée à Genève. Elle aurait croisé l’ombre du diable puis empoisonné deux filles qui, avec d’autres femmes, l’accusent. Les experts divergent sur la nature de la marque. La torture de l’estrapade arrache l’aveu de Michée Chauderon. Elle est pendue. Son cadavre est brûlé. Ensuite, les douze justiciables accusés de maléfice jusqu’en 1681 sont relaxés ou bannis. La peur du diable quitte la tête des juges.
Henricus INSTITORIS, Jakob SPRENGER, Malleus Maleficarum [1487], Venise, Bertano, 1576
Premier traité européen de démonologie, Le Marteau des sorcières (Malleus Maleficarum) que publient en 1486 ou 1487 les inquisiteurs Henry Institoris (1436-1505) et Jacques Sprenger (1436-1496) est imprimé 34 fois avant 1669. Une vingtaine d’autres traités de démonologie s’impriment jusqu’au début du XVIIe siècle. Entre théologie, droit canonique et droit pénal, ces textes qualifient le crime de maléfice, justifient la répression par la justice séculière et formalisent le stéréotype du sabbat.
BGE, Ba 2697
«Confession» de Michée Chauderon
Accusée par huit femmes de son voisinage d’avoir empoisonné deux filles dès lors «possédées» par le diable, la lavandière savoyarde Michée Chauderon, née en 1602, confirme ses aveux qu’arrache la torture de l’estrapade.
AEG, P.C. 1re série 3465 («sorcellerie»), 1652, folio 45
Sentence capitale de Jeanne Brolliet
Depuis le XVIe siècle, la peine capitale sanctionne à Genève le crime de sorcellerie. En 1623, accusée d’empoisonnement au moyen d’une poudre maléfique, avouant les faits sous la torture, Jeanne Brolliet est la dernière justiciable à être brûlée vive.
AEG, P.C. 1re série 2587 («sorcellerie»), 23 avril 1623, non folioté
Transcription modernisée
Prononcée et exécutée le 23e Avril 1623 Mes très honorés seigneurs, ayant vu le procès criminel fait et formé par devant eux à l’instance et poursuite du Seigneur Lieutenant auxdites causes instant contre Jeanne Brolliet, par lequel et ses confessions leur conste et appert qu’icelle, renonçant [à] Dieu son créateur et sa part de Paradis, aurait pris le Diable pour son maître et obéissant à ses maudits et damnables commandements aurait mis les démons dans le corps de deux personnes, cas et crimes méritant griève punition corporelle. A ces causes et autres instes à ce mesdits Seigneurs mouvantes, séants au Tribunal au lieu de leurs prédécesseurs suivant leurs anciennes coutumes. Ayant Dieu et ses saintes écritures devant leurs yeux et invoqué son saint nom pour faire droit jugement, disant au nom du père, du fils, et du Saint Esprit Amen. Par cette leur définitive sentence laquelle ils donnent ici par écrit, condamnent ladite Brolliet à devoir être liée et menée en la place de Plainpalais et là être brûlée vive dans un feu ardent, façon accoutumée, tellement que l’âme soit séparée du corps et son corps réduit en cendres, et ainsi finir ses jours pour servir d’exemple à tous ceux qui tel cas voudraient commettre. Déclarant en outre ses biens acquis et confisqués à la Seigneurie, mandant au Seigneur Lieutenant de faire mettre leur présente sentence à due et entière exécution. |
Sentence capitale de Michée Chauderon
Michée Chauderon est le soixante-dixième et dernier justiciable exécuté pour crime de sorcellerie à Genève pour avoir «baillé le mal» dans son entourage. Elle est pendue, puis son cadavre est brûlé. Depuis 1626, année de la pendaison à Jussy de la sorcière Rolette Revillod, plus aucune condamnation à mort pour maléfice n’est prononcée dans la cité calviniste.
AEG, R.C. 151, 1652, folio 104 (détail)
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/malefice/
6. Le délit de librairie
A Genève, encadrée par des lois (1560, 1580), la censure des livres remonte à la Réforme. Durant cette période de combat confessionnel se multiplient les imprimés avec l’adresse de la République. Les « Seigneurs Scholarques examinent les manuscrits ou les épreuves composées. Le Petit Conseil délivre l’imprimatur et ordonne le «dépôt légal» à la Bibliothèque de l’Académie. La censure n’évolue guère jusqu’au XVIIIe siècle, âge d’or de l’imprimerie genevoise. Après 1750, des textes de loi (1761, 1766, 1781, 1788) la renforcent. Le Code genevois de 1791 libéralise la librairie jusqu’à la période française.
Parmi 7000 dossiers judiciaires instruits entre 1750 et 1798 émergent 128 actes de censure que motive souvent le procureur général: 102 et 13 interdictions d’imprimés respectivement séditieux et hostiles aux «alliés» de Genève; 12 frappent des imprimés religieux, 14 des libelles diffamatoires ou obscènes. Entre enquêtes judiciaires, expertises typographico-légales et perquisitions d’imprimeries: la police du livre mène à l’autodafé public. Contrairement au texte «diffamatoire» ou «obscène», le pamphlet séditieux est brûlé par le bourreau devant la Maison de ville. Les bûchers culminent entre 1760 et 1771, puis 1777 et 1784. Liée aux troubles politiques de Genève, la censure se durcit en 1765, 1767, 1770, 1777 et 1780. Le feu assure la publicité de l’imprimé dangereux.
Règlement sur l’imprimerie et librairie, Aprouvé en Conseil le 28. août 1761
BGE, Ms. fr. 981, folio 94v°-95 (photo Nicolas Crispini)
Règlement sur les imprimeurs approuvé au Magnifique Conseil des Deux-Cent, le 22 avril 1788, 4 pages
Déclaration des presses, monopole éditorial des imprimeurs patentés, dépôt légal, permission d’imprimer donnée par le scholarque ou la Compagnie des pasteurs: le contrôle étatique de l’imprimerie et de la librairie, souvent plus théorique que pratique, vise à prohiber la fabrication occulte d’ouvrages dangereux ou non conformes à l’orthodoxie protestante.
AEG, Bibliothèque, Girod 158/27
Pièce à conviction (libelle intitulé Atténuation complette de l’exploit) lacérée en Conseil par sentence criminelle
Diffamatoire pour une personne, l’imprimé devenu illicite est confisqué et discrètement lacéré en Petit Conseil pour éviter le tapage publicitaire de la censure.
AEG, P.C. 1re série 13452 («impression d’un factum»), 1780
Rapport («verbal») de perquisition chez l’imprimeur Grasset
Menée par l’auditeur, l’enquête policière se déploie rapidement dans les imprimeries, ateliers, librairies et douanes de la cité pour identifier l’origine d’un imprimé suspect.
AEG, P.C. 1re série 13440 («livre impie»), 1780, folio 6
Pièce à conviction: [Baron d’HOLBACH], Histoire critique de Jésus-Christ ou Analyse raisonnée des Evangiles, Amsterdam, 1778
Parfois, la censure fonctionne de manière peu spectaculaire lorsque les huissiers confisquent chez un imprimeur un ouvrage impie ou obscène. Cinquante exemplaires du livre matérialiste du Baron d’Holbach sont saisis chez l’imprimeur Gabriel Grasset avec des textes obscènes, libertins et mondains. Grasset devra notamment payer une amende de 500 florins (équivalence: 250 journées de salaire pour le travail d’un maçon).
AEG, P.C. 1re série 13440 («livre impie»), 1780
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/expositions-chaine-penal-delit-de-librairie/
7. Instruire, poursuivre
Instrument essentiel de la souveraineté de l’Etat moderne, la chaîne du pénal obéit à la rigueur formelle de la procédure inquisitoire. Remplaçant le système accusatoire de l’époque médiévale – oral, public et basé sur un système probatoire providentialiste (ordalies, combats judiciaires) –, la procédure inquisitoire modernise progressivement les pratiques judiciaires, notamment en uniformisant la conduite de l’instruction criminelle.
Sous l’Ancien Régime genevois, la procédure criminelle se fonde sur quelques articles des Edits fondamentaux de la République (1568), partiellement révisés au cours du XVIIIe siècle. Ces lois fondamentales ne prescrivent toutefois que les actes principaux de l’instruction. La confection des pièces authentiques qui fondent l’incrimination s’inspire notamment des principes de l’Ordonnance criminelle de 1670 édictée par la monarchie française.
L’instruction est déclenchée à la suite d’une plainte ou d’office, dès lors, comme le précise le juriste Jean-Pierre Sartoris en 1773, que «la sûreté des particuliers, l’ordre et la tranquillité publique ont été violés». Toujours sous l’autorité du Petit Conseil, l’enquête judiciaire est menée par l’un des six auditeurs de la République si le crime est commis en ville et dans la proche banlieue, par un châtelain si le contentieux se situe à la campagne.
Jean-Pierre SARTORIS, Elémens de la procédure criminelle suivant les Ordonnances de France et les Constitutions de Savoye, et les Edits de Genève, Amsterdam [Genève], 2 volumes, 1773, I, pages 174-175
Désireux d’instruire le jeune magistrat genevois qui devient auditeur, Sartoris commente la législation et les usages de la procédure criminelle de la République. Son propos, celui d’un ancien praticien, se veut toutefois pragmatique.
Portrait d’Ami de Rochemont (1727-1798), auditeur de 1765 à 1767
Sans être nécessairement un spécialiste du droit, l’auditeur, qui joue les premiers rôles dans la chaîne du pénal, est un magistrat en formation qui s’initie à la marche de l’Etat à travers la judicature. Charge élective, l’auditorat fonde l’honorabilité dans la cité. Après des études de théologie, Ami de Rochemont se consacre au saint ministère avant de se tourner vers la carrière publique. Entré au Conseil des CC en 1764, il est élu à l’auditorat en novembre 1765.
AEG, photo noir/blanc encadrée, non cotée
Verbal de l’auditeur Jean Zacharie Robin, 1782
Conformément à la doctrine, plusieurs pièces authentiques structurent l’instruction conduite par le magistrat instructeur. Le verbal (procès-verbal) établit le corps du délit et renseigne le Petit Conseil sur les circonstances morales et matérielles du crime. A la manière d’un rapport d’enquête, le verbal accompagne toutes les étapes de l’instruction.
AEG, P.C. 1re série 13836 («vol avec effraction»), 1782, folio 7
Instrument du crime: couteau trouvé chez Philippe Chaudronet
Au cours de son enquête, si nécessaire, le magistrat instructeur procède à la perquisition des lieux susceptibles d’établir les circonstances du crime et de confondre le coupable.
AEG, P.C. 1re série 14331 («vol»), 1784
Pièce à conviction: fausses clefs et empreintes
A la suite de la saisie judiciaire, l’auditeur se transporte toute affaire cessante sur les lieux du crime pour y constater le «corps du délit» et tâcher d’en découvrir l’auteur. Le magistrat récolte les indices matériels du forfait: effets volés, armes, instruments et autres pièces à conviction sont versés au dossier de l’information.
AEG, P.C. 1re série 12118 («fabrication de fausses clefs»), 1771
Plainte («déclaration») de David Henry Favre, fabriquant d’indiennes, victime d’un vol de toiles peintes
Avec ses 658 folios de procédure pénale, l’instruction de François Rosay est l’une des plus approfondies du XVIIIe siècle genevois. L’incrimination débute à la fin de l’année 1786 avec la plainte pour vol d’un fabriquant d’indiennes. François Rosay est alors appréhendé, mais il livre un faux nom (Daniel Labotte), alors que, sous un autre faux nom (Claude Gaillard), il a déjà été jugé et banni de Genève l’été précédent pour une tentative de vol par effraction.
AEG, P.C. 1re série 15313 («vols, violences, assassinats»), 8 novembre 1786, folio 6
L’arme du crime: bâton de François Rosay
Décrit comme un Hercule terrorisant les habitants du Chablais dont il est originaire, Rosay s’arme d’un bâton clouté pour attaquer ses victimes sur les grands chemins. Pièce à conviction qui confond le brigand, le bâton est également utilisé par Rosay pour tuer un ancien complice, selon le «testament de mort» qu’il livre à la justice à la veille de son exécution.
AEG, P.C. 1re série 15313 («vols, violences, assassinats»), 1787
Verbal sur la tentative d’évasion de François Rosay
Au moment de son incarcération préventive à la prison de l’Evêché, tout prévenu est fouillé par le geôlier qui établit un inventaire des effets personnels et qui l’inscrit méticuleusement au registre d’écrou (identité, circonstances de la capture). Ces mesures préventives n’empêchent pas Rosay de briser à trois reprises les fers qui le contraignent en prison, forfaits qui s’ajoutent aux 33 délits dont il est chargé par le procureur général.
AEG, P.C. 1re série 15313 («vols, violences, assassinats»), 2 avril 1787, folio 354
Témoignage («déposition») sur la réputation délinquante de l’accusé fourni par Pierre François Chatillon, notaire, originaire de Lugrin (Savoie)
Sur les lieux du crime ou à la suite d’une assignation, le magistrat instructeur prend la «déposition» des témoins qui renseignent aussi bien sur les circonstances du délit que sur l’identité des prévenus. Alors que Rosay ment sur son identité et sur son origine, les magistrats sollicitent des renseignements des autorités du Chablais et recueillent une cinquantaine de témoignages. Fortement à charge contre le prévenu, celui du notaire de Lugrin, village dont le prévenu est originaire, reconstruit la biographie délinquante d’un jeune homme incorrigible.
AEG, P.C. 1re série 15313 («vols, violences, assassinats»), 20 février 1787, folio 199
Interrogatoire («réponses personnelles») de François Rosay mené par l’ancien syndic Jean-François Thellusson
Le droit d’emprisonner un prévenu est codifié dès 1568. Une fois l’accusé emprisonné, l’auditeur dispose de 24 heures pour prendre les réponses personnelles du suspect et les soumettre au Petit Conseil. Au cours de sa longue détention préventive, Rosay est régulièrement interrogé par l’auditeur. Dans tous les délits graves, l’accusé subit des interrogatoires supplémentaires menés par un membre du Petit Conseil.
AEG, P.C. 1re série 15313 («vols, violences, assassinats»), 1er avril 1787, folio 359
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/7-instruire-poursuivre/
8. La preuve par la torture
Sous le régime de la procédure inquisitoire, il incombe aux juges d’établir les preuves absolument certaines de la culpabilité du prévenu. Ainsi, hors le cas de flagrant délit, les seules preuves admises sont soit l’aveu de l’accusé (conforté par des indices suffisants), soit les témoignages parfaitement concordants de deux témoins idoines. Cependant, en l’absence de preuves objectives complètes, les règles procédurales permettent le recours à la question (torture judiciaire) pour obtenir l’aveu.
Progressivement codifiée par les grandes ordonnances des XVIe et XVIIe siècles, la torture judiciaire se pratique dans la République vraisemblablement selon les normes de la Caroline (1532), sous l’autorité du Petit Conseil et en sa présence. Afin de garantir la résistance vitale du «patient», le «questionnaire» agit souvent sous le regard d’un médecin ou d’un chirurgien. Interrogé sur la sellette, ou dans la «chambre criminelle» au milieu des instruments de la douleur, le prévenu est soumis à la question durant un «demi-quart d’heure» et ce jusqu’à trois reprises (trois jours différents).
Louées par l’Europe des Lumières pour leur modération, les autorités genevoises abolissent la «question préparatoire» en 1738 (Règlement de l’illustre Médiation) et suppriment définitivement la «question préalable» en 1782 (Edit de pacification).
Constitutio Criminalis Theresiana, Vienne, J.T. von Trattner, 1769, planche XLV
A Genève, la question est généralement infligée par estrapade. Le supplice consiste à élever l’accusé au plafond à l’aide d’une corde liée à ses bras et à le laisser tomber en retenant brusquement sa chute. Après un ou plusieurs «traits de corde» (montée et descente), l’estrapade disloque les articulations des épaules et des bras du patient.
Collection privée
Frais judiciaires de la torture préalable à l’exécution (en florins)
Cette note de frais récapitule les sommes déboursées pour soumettre un justiciable à la torture préalable à l’exécution. Réservée aux condamnés à mort afin qu’ils livrent leurs éventuels complices, la «question préalable» diffère de la «question préparatoire», destinée à obtenir l’aveu du prévenu en cours d’instance.
AEG, P.C. 1re série 6169 («vol, infanticide»), 1712, folio 334
Transcription modernisée |
|
Exécutés 4 octobre 1712
Frais fournis par le Seigneur trésorier |
|
aux officiers de M. le lieutenant lorsque Girod a été mené à la chambre criminelle | Fl. 16 |
à celui qui l’a attaché | 5 |
autre réponse à la chambre criminelle et torture | 21 |
à ceux qui ont trouvé la clef chez les Girod | 105 |
au trompette pour trois proclamations | 5 |
aux guets le jour de l’exécution | 39 |
aux officiers de M. le lieutenant | 24 |
à Arpin pour avoir mis les tapis du tribunal | 5.3 |
au bourreau pour les deux exécutions | 50 |
aux chasse-coquins qui suivirent avec une chaîne | 5.3 |
aux enterreurs qui ont déterré l’enfant | 2.7.6 |
pour les cordes de l’exécuteur | 5.3 |
pour la potence | 10.6 |
aux ouvriers de la seigneurie pour avoir dressé et défait le tribunal et pour mener la potence | 10.6 |
304.4.6 | |
pour la peine des deux ouvriers qui ont fouillé et creusé dans la cave de Girod, sous les ordres et autorité du S. auditeur Dupan | 10.6 |
314.10.6 | |
M. le syndic de la garde a délivré aux soldats | 49 |
Verbal de torture
Exclue en matière civile et limitée aux crimes passibles d’une peine corporelle, la torture est principalement réservée aux individus accusés de sorcellerie, voire aux délinquants contre lesquels pèsent des preuves considérables, mais pas suffisantes pour les convaincre de crime capital.
AEG, P.C. 1re série 1039 («sorcellerie»), 15 juillet 1562, non folioté
Transcription moderniséeEt étant par diverses fois élevé à la corde, [il] n’a voulu confesser aucune chose. Attendu quoi, [il] a été remis. A la première venue de la Justice ouïr ordre, vu que étant par trois fois élevé et abandonné de haut en bas, à la quatrième, la corde s’est rompue. Ajoute que bien que la corde fût bonne, il s’est toutefois trouvé qu’elle [s’]est rompue au-dessus du lien où il avait les mains attachées. Et toutefois, ledit Girod ne s’est trouvé aucunement blessé ni rompu. |
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/8-la-preuve-par-la-torture/
9. La coopération judiciaire
Quasiment ignorée de l’historiographie et rarement commentée par la doctrine, la coopération judiciaire ressort pourtant de la pratique pénale d’Ancien Régime. Au cours du XVIIIe siècle, l’entraide judiciaire s’intensifie et se rationalise. Dès 1715, par exemple, l’extradition des criminels est adoptée entre la France et quelques cantons suisses, avant d’être entérinée en 1777 par le renouvellement de l’alliance entre la monarchie et le Corps helvétique. La solidarité interétatique découle notamment de la répression des délits de frontière (banditisme isolé, criminalité associative, contrebande et désertion) car ceux-ci mettent à l’épreuve la souveraineté judiciaire des Etats.
Dans le cas genevois, la coopération judiciaire se développe au gré des relations de bon voisinage entre Etats – avec la France et les cantons helvétiques d’abord – et ne découle pas nécessairement d’accords internationaux. Renseignements sur un prévenu, récolte de témoignages, commissions rogatoires, transmission de signalements ou d’avis de recherche, voire extradition sont les éléments parfois déterminants de la traque des criminels en cavale. Soumise au principe de réciprocité entre les Etats, l’extradition judiciaire se généralise peu à peu et gagne en intensité. Ainsi, à partir des années 1770, il arrive que les magistrats genevois fassent rechercher des prisonniers bien au-delà des frontières de la République.
Cahier de signalements transmis à Genève par la chancellerie bernoise
Longtemps manuscrits, les signalements bénéficient plus souvent, dès 1770, d’un support imprimé qui améliore la circulation des avis de recherche entre les Etats. Expression d’une administration judiciaire cherchant à être plus efficace, les livrets de signalement, au format de poche, recensent une multitude de brigands, de criminels et vagabonds poursuivis par les juridictions étrangères.
AEG, Jur. Pen. H 2.1, non folioté
Sentence criminelle de Savoie contre deux voleurs arrêtés à Genève, extradés puis exécutés en 1790
Avec la Savoie, l’extradition judiciaire se pratique peu après la signature du Traité de Turin (1754) qui fixe les frontières entre la République et cet Etat. Pour les prévenus en fuite qui subissent les conséquences de la solidarité judiciaire, les conséquences sont parfois funestes.
AEG, P.C. 1re série 16015, 1790, folio 67
Signalement de l’abbé Lafin, 1779
Au XVIIIe siècle, les signalements de criminels en fuite s’épaississent de rubriques plus précises. Aux données fondamentales (nom, âge et profession), s’ajoutent des catégories d’informations qui forment les signes particuliers de la personne: lieu de naissance, description physique et morale, vêtements, habitudes criminelles.
non folioté
Précis historique de la vie de Coponay, Lyon, 1776, 15 pages
En 1776, le chef de bande et noble savoyard Battine de Copponex, qui a écumé la région durant plusieurs années et commis un meurtre sur terres genevoises, est intercepté à Lyon et extradé vers Genève. Condamné à la décapitation, le bandit voit sa peine commuée en détention perpétuelle. Sa destinée peu commune est immédiatement narrée dans une brochure lyonnaise.
AEG, P.C. 1re série 12915, 1776
Registre des signalements provenant de l’étranger
En 1774 est inauguré à Genève un «Registre des signalements provenant de l’étranger». Tenu jusqu’en 1791, il contient près de 400 avis de recherche. Lorsque les autorités genevoises reçoivent un signalement, celui-ci est transmis aux militaires surveillant les portes de la ville et le port, ainsi qu’au «visiteur des logis» chargé de repérer quotidiennement dans les auberges et les lieux d’accueil les étrangers en séjour dans la cité.
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/9-la-cooperation-judiciaire/
10. Qualifier le crime, motiver la peine: le Parquet
Dès le XVIe siècle, le monopole pénal croissant de l’Etat instaure l’obligation répressive du parquet. A Genève, l’institution du procureur général remonte à 1534 après un litige avec l’Evêque. D’abord nommé par le Petit Conseil et ratifié en CC, le procureur général est élu en Conseil général (Edits de 1568). Le procureur général sera incorruptible. Il veille aux ordonnances et assiste à la cour du lieutenant. Il est «instant» pour la «conservation de l’Etat public de la Ville», ainsi qu’aux «causes criminelles» qui en résultent. Après 1713, son rôle pénal accru ressort du Règlement de l’Illustre Médiation (1738): «Le Procureur général sera et demeurera Partie publique dans tous les procès criminels, jusqu’à sentence définitive et les conclusions qu’il donnera ne seront point communiquées à l’accusé».
Dans la chaîne du pénal, le rôle du parquet est crucial. L’instruction judiciaire de l’auditeur lui revient via le Petit Conseil. Nourri à la jurisprudence locale et universelle, aux rares sources de la loi genevoise et étrangère ainsi qu’à la doctrine pénale, le réquisitoire («Conclusions») du procureur général qualifie le crime selon les circonstances et motive la peine réclamée au Petit Conseil. Rares avant 1738, sommaires mais plus nombreux jusqu’aux années 1750, de plus grande envergure pénale dès la magistrature éclairée du procureur général Jean-Robert Tronchin (1760-1767), les réquisitoires se multiplient jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Ils assurent l’équité de la poursuite pénale.
Portrait de Jean-Robert Tronchin (1710-1793), vers 1760, auteur inconnu
Elève de Jean-Jacques Burlamaqui (1694-1748) à l’Académie, avocat réputé en causes matrimoniales, Jean-Robert Tronchin est élu procureur général de la République en 1760. Lors de son investiture, il salue le libéralisme et la modération de Montesquieu dans son Discours sur la justice criminelle. Ami de Voltaire, Tronchin occupe le parquet en appliquant une politique pénale digne des Lumières à lire le millier de folios de ses réquisitoires pétris d’équité et d’utilitarisme pénal.
Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, plume, lavis d’encre de Chine sur papier, 14.1×14.1 cm,
inv. no 1980-270 (photo Jean-Marc Yersin)
«Conclusions» du procureur général Jean-Robert Tronchin
En grand criminel, lorsque l’instruction bouclée lui est communiquée par le Petit Conseil, le procureur général rédige un réquisitoire («Conclusions») dans lequel il qualifie le crime selon les circonstances et motive la peine qu’il réclame. De cette manière, le procureur général limite l’arbitraire des treize conseillers en charge de la justice pénale. Magistrat éclairé, Jean-Robert Tronchin réclame ici la fustigation publique et le bannissement perpétuel d’un voleur nocturne récidiviste.
AEG, P.C. 1re série 11090 («recel»), 1769, folio 79
Tableau des «Charges et délits dont il est fait mention dans la procédure instruite contre [le bandit] François Rosay»
Ordonner l’arbitraire pour mieux qualifier le crime selon sa nature et motiver la peine: le procureur général François-André Naville (1752-1794) rédige un tableau qui résume les objets de ses conclusions contre le brigand François Rosay contre lequel il réclamera et obtiendra la pendaison en réparation des 34 délits commis («excès», «vols» et «assassinats») dans de multiples lieux avec une douzaine de complices.
AEG, P.C. 1re série 15313 («vols, violences et assassinats»), 1787
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/10-qualifier-le-crime-motiver-la-peine-le-parquet/
11. Expertiser le corps du délit
Depuis la fin du Moyen Age en pays de droit romain, lors d’accident, de suicide, d’homicide, de rixe, d’emprisonnement, de viol, de grossesse illégitime, d’exposition d’enfant et d’infanticide, l’expert examine et met en indices judiciaires le corps suspect, le blessé ou le cadavre. Il devient l’allié assermenté du juge. De 1670 à 1731, 104 textes de lois définissent le contentieux et le protocole d’intervention médico-judiciaire des matrones, chirurgiens, médecins. Six fois sur dix, la jurisprudence médico-légale concerne la femme incriminée (grossesse, accouchement secret, infanticide, abandon d’enfant).
A Genève, l’instruction criminelle est fortement médico-légalisée. Si les experts œuvrent dès le XVIe siècle, leur importance quantitative et qualitative se multiplie par cinq au XVIIIe siècle. Neuf fois sur dix, le chirurgien constate les plaies visibles, alors que le médecin diagnostique les traumatismes internes ou les signes de l’empoisonnement. Lors d’un viol, l’expert contribue à son aggravation pénale s’il diagnostique l’infection de l’agresseur. Il atténue l’incrimination en séparant le «viol consommé» de l’attentat à la pudeur. Liée à la procédure inquisitoire, l’expertise médico-légale traduit en normes juridiques la douleur physique et la souffrance morale nées d’une agression, d’un empoisonnement, d’un viol. L’intention criminelle s’impute à la nature morbide, grave ou légère des lésions physiques.
Expertise médico-légale du chirurgien Etienne Meschinet
Sur la scène de la noyade (382 cas connus au XVIIIe siècle), l’expert diagnostique sur le cadavre du submergé les symptômes de la suffocation aquatique (hémorragies, mains en crochets, ventre gonflé, écume nasale et buccale, etc.). De cette manière, le juge peut savoir si le noyé est tombé vivant ou mort dans l’eau afin d’ouvrir une information pour suicide, accident ou crime.
AEG, P.C. 1re série 12166 («noyade»), 1771, folio 2
Epreuve typographique comme expertise typographico-légale
Pour retrouver la presse qui a imprimé un libelle illicite, l’auditeur enquête dans les ateliers de la cité. Entre perquisitions et confiscations, il fait procéder au tirage d’épreuves typographiques afin d’identifier la casse utilisée pour imprimer le livre interdit et d’en imputer la responsabilité à l’imprimeur suspect.
AEG, P.C. 1re série 11955 («libelle»), 1769, folios 9 et 17
Plan des lieux du crime, suite à des «coups de fusil et de couteau sur un jardinier»
L’arpentage des lieux du crime permet de les visualiser et de reconstituer les circonstances matérielles, voire la séquence temporelle du drame. Naturalisme, géométrie et objectivité optique: la topographie judiciaire renforce la certitude et l’intime conviction de l’auditeur qui enquête sur la scène de l’assassinat.
AEG, P.C. 1re série 13141, 1778, folio 43
Dessin en perspective illustrant le «chemin de la balle» mortelle et plan des lieux du drame
Sur les lieux du crime, du suicide et de l’accident, l’auditeur en reconstitue parfois le mode opératoire avec la topographie judiciaire. L’homicide par imprudence ressort ici du trajet balistique d’un coup de feu accidentel qui provoque l’hémorragie de la victime tuée dans les latrines.
AEG, P.C. 1re série 13971 («homicide par imprudence»), 1782, folio 23
Joost DAMHOUDER, Praxis rerum criminalium, Anvers, 1601, la visite du mort
Depuis le XVIe siècle, au cœur de l’investigation judiciaire, la «levée de corps» (crime, suicide et accident) permet à l’expert assermenté (chirurgien, médecin) d’établir selon l’état du cadavre les circonstances médico-légales du cas sur lequel le juge enquête.
Bibliothèque du Département d’histoire générale de l’Université de Genève, BFLB 26699, planche LXXV, «De inspectione occisi»
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/11-expertiser-le-corps-du-delit/
12. La défense
Interdit dans le royaume de France par l’Ordonnance de 1670 qui refuse à l’accusé toute assistance durant le procès, le droit de défense illustre la modernité pénale de la République de Genève. Légalisées dès les années 1730, les plaidoiries d’avocats en matière criminelle libéralisent la procédure judiciaire. Proposée à tout accusé jugé pour un délit grave, la défense renforce les droits du justiciable face au glaive de la justice.
Choisi par le prévenu ou commis d’office, l’avocat énumère lors de l’audience les «preuves à décharge» afin de forger «l’intime conviction» des juges de l’innocence de l’accusé. Cherchant à «requalifier» le délit pour atténuer la responsabilité du prévenu, l’avocat multiplie les points de vue sur «les circonstances atténuantes» du crime pour modérer la peine.
Exprimant le «droit naturel» de l’individu selon les Lumières, la défense garantit la sécurité des justiciables dans la chaîne du pénal. Particularité dans le paysage juridique de l’Europe d’Ancien Régime, le droit de punir équilibre à Genève les puissances de l’accusation et de la défense, et modère l’arbitraire de la procédure inquisitoire.
Plaidoyer de l’avocat Jean Vasserot de Châteauvieux en faveur de Salomé Lambocy
Une fois l’enquête de l’auditeur bouclée, l’avocat d’office ou requis par l’accusé dispose de huit jours pour consulter en chancellerie les pièces du procès (verbaux, témoignages, expertises, etc.) afin de rédiger sa plaidoirie. Ouvrant l’audience devant les juges, la plaidoirie invoque souvent les causes sociales qui mènent au crime (misère, mauvaise éducation) pour atténuer la responsabilité du prévenu.
AEG, P.C. 1re série 10210 («vol domestique»), 1755, folio 308
Requête en grâce au Conseil des CC en faveur de Jean Pierre Marnac qui est condamné à mort pour vol qualifié, rédigée par l’avocat Mallet-Butini en 1784
Depuis les Edits politiques de 1568, le condamné peut «recourir à la grâce» du Conseil des CC pour modérer la peine prononcée par le Petit Conseil, sur la base d’une lettre de grâce rédigée par un proche ou un avocat. Entre 1738 et 1792, la requête de grâce est refusée à huit condamnés à mort sur dix. La requête de Jean-Pierre Marnac n’ayant pas abouti, il est pendu le 1er septembre 1784 avec l’un de ses complices.
AEG, P.C. 1re série 14236 bis («vol»), 1784, non folioté
Règlement de l’Illustre Médiation pour la pacification des troubles de la République de Genève, Genève, 1738, art. XXX
Confirmant l’Edit de 1734 qui légalise la défense en matière criminelle, le Règlement de l’Illustre Médiation de 1738 généralise l’assistance juridique, en contraignant les avocats de «servir» les accusés «sous peine d’interdiction».
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/12-la-defense/
13. Le jugement
Dans le ressort souverain de la République, la sanction est adoptée dans le secret du Petit Conseil. En deux tours et à huis clos, les juges fixent la nature de la peine, les modalités et la date de son exécution. Comme le prescrit en France l’Ordonnance criminelle de 1670 (titre XXV, art. 21), la sentence est prononcée au condamné le jour de l’exécution. Secrète durant toute la phase de l’instruction, la chaîne du pénal d’Ancien Régime devient publique avec le prononcé du jugement.
Pour toute sentence de mort, de condamnation au fouet public ou à l’amende honorable par la ville, les juges se rendent sur un Tribunal orné de tapisserie et élevé devant l’Hôtel de ville, face au public. Le spectacle de la sentence criminelle préfigure celui des peines publiques qu’endure le condamné. La population est préalablement invitée par le crieur public à se rendre à l’Hôtel de ville pour y entendre la lecture d’une sentence criminelle. Sous l’autorité des magistrats, un secrétaire d’Etat lit solennellement le «sommaire du procès» puis la sentence définitive qu’il adresse aussi bien au condamné agenouillé et tête nue qu’à la foule silencieuse. Avant d’être remis au bourreau, le condamné peut «recourir à la grâce» du Conseil des CC pour qu’il modère la sentence, si celle-ci réclame une peine corporelle.
«Règlement sur la manière de prononcer et de faire exécuter les jugements du Conseil militaire»
Entre 1783 et 1788, se pratique dans la République un rituel judiciaire militaire inédit qui copie le cérémonial en usage dans les troupes suisses au service de France. Conformément à l’Edit de 1782, le Conseil militaire poursuit les délits commis par les soldats de la garnison. Sur le boulevard du bastion de Saint-Antoine, au milieu d’un carré formé par plusieurs centaines de soldats, le tribunal militaire rend la justice au son des tambours qui battent au champ, avant de remettre au bourreau le soldat condamné.
AEG, Militaire A 1, 5 mai 1783, folios 117r°/v°-118 (montage)
«Sommaire» du procès intenté contre Jean Lorin
Résumant le procès et les circonstances du délit qualifié pour en motiver la peine, le sommaire du procès est méticuleusement rédigé par le Petit Conseil avant d’être lu au condamné le jour de l’exécution de la peine.
AEG, P.C. 1re série 5217 («banqueroute frauduleuse»), 1698, non folioté
«Sentence criminelle» contre Jean Clavel, condamné pour un attentat à la pudeur sur une enfant de 4 ans et demi
Ordonnant au nom du «Père, du Fils et du Saint-Esprit» l’exécution de la peine, la sentence criminelle – qui n’est pas imprimée dans la République – est lue devant la Maison de ville pour toute sentence de mort, de condamnation au fouet public ou d’amende honorable. La lecture publique de la sentence procède d’une «cérémonie de l’information» qui vise à édifier la foule et à renforcer l’autorité pénale du Petit Conseil.
AEG, P.C. 1re série 15351 («viol d’enfant»), 1787, folio 35
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/13-le-jugement/
14. Le régime des peines
Depuis l’Antiquité, le droit de punir pacifie les sociétés avec «quatre grandes formes de tactique punitive». Le bannissement ou exil du condamné; l’amende financière; le supplice public qui violente le corps jusqu’à la mort; l’enfermement carcéral comme peine graduée de privation de liberté dans l’héritage conventuel et hospitalier.
A Genève, le régime pénal se décline ainsi: peine capitale, galères perpétuelles ou à temps, bannissement perpétuel ou à temps (entre 1755 et 1791: 50% des 245 peines prononcées en grand criminel), fouet, amende honorable. Existent d’autres usages de contrainte, repentance disciplinaire, de moralisation, et d’infamie: génuflexion d’un paillard, amende honorable d’un violeur, «censure» d’un voleur, tonte capillaire d’une prostituée. Au XVIIIe siècle, le régime pénal s’adoucit. A la disparition des mutilations corporelles, s’ajoutent l’abandon du supplice de la roue et la croissance lente de la détention dès 1750. Le régime pénal vise la repentance du criminel et l’édification du public selon l’usage de l’amende honorable (confession publique du crime) prononcée 170 fois par un condamné agenouillé en tribunal ou sur les lieux du délit entre 1755 et 1791.
Mitre des maquerelles peinte par Pierre Favre (vers 1527-1567) à la suite de la condamnation d’Antoine Chatelain, en 1546
Au XVIe siècle, la pénalité moraliste est publique et infamante contre les auteurs d’un crime de sang ou d’un délit contre les mœurs. La peine veut prévenir le crime. Pilori, carrefour et rues de la cité: l’exhibition du délinquant est dramatisée par un rituel public d’édification du peuple auquel participe la mitre infamante de la maquerelle et du putassier. Coiffés d’une mitre infamante, la maquerelle et le maquereau condamnés en justice font amende honorable.
MAH, Ville de Genève, polychromie sur les deux faces, 30×25 cm, inv. n° F 25 (photo Jean-Marc Yersin)
Sentence criminelle infligeant le fouet public «par tous les carrefours de la ville» et le bannissement perpétuel
Avant la généralisation à l’aube du XIXe siècle de la prison pénitentiaire comme peine de neutralisation corrective, le régime pénal violente le corps du justiciable. Les juges visent surtout la flétrissure corporelle et l’élimination sociale des condamnés, comme ici lorsqu’ils infligent le fouet public et le bannissement sous peine de vie.
AEG, P.C. 1re série 12692 («vols divers»), 1775, folio 103
Dessin anonyme d’une main clouée à la potence
Avant le XVIIIe siècle, les mutilations pénales, pièce centrale du spectacle de la douleur, visaient à établir une analogie effrayante entre le crime et la peine. Langue téméraire arrachée au blasphémateur, main coupable tranchée à l’incendiaire ou au bouteur de peste, corps écartelé du régicide en France: la sévérité corporelle du supplice expiatoire évoque dans la souffrance du condamné l’atrocité du passage à l ’acte que tous doivent haïr.
AEG, P.C. 1re série 408 («incendiaire, propagateur de peste»), 1545
Mitre des maquereaux, milieu du XVIe siècle
MAH, Ville de Genève, polychromie sur les deux faces, 30×25 cm, inv. n° F 26 (photo Jean-Marc Yersin)
Livre des sentences et procès criminels
Fustigation, bannissement, peine capitale: motivées en Grand criminel dans des procès pour des délits qualifiés en aggravation par leurs circonstances, les peines afflictives éliminent le condamné en en violentant le corps parfois jusqu’à la mort. Mis en scène par le bourreau, le spectacle de la douleur est une pédagogie de l’effroi censée intimider les criminels potentiels de la société.
AEG, Jur. Pen. A 8 (1755-1791)
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/14-le-regime-des-peines/
15. La peine capitale
Appliquée chez les Anciens, rare au Moyen Age en raison de la composition financière entre les parties, la peine capitale connaît son âge d’or depuis le XVIe siècle avec l’affirmation des droits régaliens liés à la souveraineté absolue de l’Etat moderne. Dans toute l’Europe, cette puissance culmine dans la peine capitale du supplice infligé publiquement pour «prévenir le crime».
Depuis le XVIe siècle, la peine capitale s’applique à Genève, jusqu’à l’abolition de septembre 1871. Les criminels de droit commun des deux sexes sont pendus, même si, entre 1558 et 1620, 40 justiciables (hommes, femmes accusés d’infanticide, de viol, d’inceste, d’adultère, etc.) sont tués par noyade judiciaire, alors qu’entre 1527 et 1652 les sorcières et les sorciers (47 femmes, 23 hommes) peuvent finir sur le bûcher. Entre 1644 et 1699, la peine capitale est prononcée une centaine de fois par le Petit Conseil (4 fois sur 10 par contumace) contre les auteurs d’un crime qualifié en aggravation: assassinat, infanticide (28 fois, 4 contumaces), vol nocturne et domestique (28 sentences sur 100).
Au XVIIIe siècle, prononcée environ 150 fois, régulièrement infligée dans un procès en contumace, la peine capitale est exécutée 48 fois à Plainpalais (1700-1754: 35 pendaisons; 1755-1784: 13) dans les 24 heures qui suivent le procès durant lesquelles est rédigé le «testament de mort» ou ultimes aveux du supplicié. Les «pasteurs consolateurs» gagnent l’échafaud avec le condamné pour qu’il expire comme le larron repenti en édifiant la foule qui le regarde.
«Sentence criminelle» contre Jean Lavigne, exécuté en effigie en 1784
Dernier rouage de la chaîne du pénal, l’exécuteur de la haute justice («bourreau» selon sa désignation infamante) doit mettre à mort par pendaison publique à Plainpalais les criminels jugés capitalement. Fugitifs, ils sont jugés par contumace puis exécutés en effigie.
AEG, P.C. 1re série 14236 bis («vols nocturnes»), 1784
«Sentence judiciaire» contre Guillaume Branlard condamné à subir la noyade judiciaire en 1561
De 1558 à 1602, près de quarante justiciables (hommes et femmes) sont exécutés à Genève par la noyade judiciaire qui est censée être plus douce que celle du feu selon la Caroline (1532). La suffocation aquatique vise des crimes aux circonstances intolérables: infanticide, viol d’enfant, inceste, adultère.
AEG, P.C. 1re série 971 («sodomie»), 1561
Transcription moderniséeNous syndiques juges des causes criminelles de cette cité, ayant vu le procès criminel fait et formé par devant nous à l’instance et prosécution de notre Lieutenant auxdites causes instant contre Toi Guillaume fils de feu Guillaume Branlard d’Aubigny sur Nerre au pays de Berry, cardeur. Par lequel et tes volontaires confessions en nos mains faites et par plusieurs fois réitérées, nous conste et appert que ayant rejeté de toi toute crainte de Dieu, tu t’es abandonné à commettre en toi par réitérées fois le détestable crime de Sodomie et davantage. Que tu as aussi fait tes efforts de le perpétrer en un autre. Cas de crime méritant griève punition corporelle. A ces causes et autres instes, à ce nous mouvantes, séant pour tribunal au lieu de nos ancêtres selon nos anciennes coutumes, après bonne participation de conseil avec nos citoyens, ayant Dieu et ses Saintes Écritures devant nos yeux et invoqué son nom pour faire droit jugement, disant au nom du père du fils et du Saint Esprit, amen. Par cette notre définitive sentence laquelle donnons ici par écrit, Toi Guillaume Branlard, condamnons à devoir être lié, mené hors la porte de la Corraterie et là être noyé dans le fleuve du Rhône façon accoutumée. Tellement que l’âme soit séparée de ton corps et ainsi finiras tes jours pour donner exemple aux autres qui tel cas voudraient commettre. Et à vous notre Lieutenant, commandons notre présente sentence faites mettre à entière exécution. |
Testament de mort de François Rosay, âgé de 22 ans, dernier criminel exécuté à Genève sous l’Ancien Régime en 1787
Biographie à charge du condamné, le testament de mort est rédigé selon l’ultime confession formulée avant l’exécution. Mis en forme sous l’autorité d’un pasteur (prêtre dans les pays catholiques), le testament de mort permet au condamné de négocier son apaisement spirituel au prix de nouveaux aveux. Les déclarations de François Rosay concernent les activités d’une bande de brigands que traquera bientôt la maréchaussée sarde.
AEG, P.C. 1re série 15313 («vols, violences et assassinat»), 1787, folio 640
Relation historique de la grande justice faite à Genève le mercredi 28 juillet 1784
Sous l’Ancien Régime, la littérature d’échafaud imprimée pour le peuple montre que le supplicié meurt comme le larron repenti. Le brigand Gabriel Dupont est pendu à Genève le 28 juillet 1784 sur réquisitoire capital du procureur général Pierre-François Naville, lui-même fusillé en 1794 durant la Terreur genevoise. En fait, selon un pasteur, les dernières paroles de Dupont expriment sa révolte: «Je désire que la foudre écrase mes juges, votre clergé et votre peuple; j’ai vécu en chien, je veux mourir en chien».
AEG, Bibliothèque, 833/3/14
Mémoire de la Compagnie des pasteurs sur la visite des criminels condamnés à mort
«Connaître», «instruire» et «consoler» le criminel: en cautionnant le droit de haute justice, l’Eglise sous l’Ancien Régime est en charge du réconfort spirituel des condamnés à mort auquel participent les pasteurs consolateurs de Genève. Recueillir les ultimes aveux pour le testament de mort, écouter la repentance, administrer la communion, réconforter le «patient» au pied du gibet, implorer la compassion et la ferveur de la foule: le magistère moral du pasteur consolateur s’insère dans le rite du spectacle expiatoire de la douleur mis en scène sur l’échafaud.
AEG, Cp. Past. R 31, 17 octobre 1773, folio 302
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16. Galères et bagnes
Des criminels dont les juges commuent la peine sont envoyés aux galères depuis la fin du Moyen Age dans les Etats méditerranéens (Espagne, Gênes, Venise). Autour de 1550, les cours de justice commencent de prononcer directement la peine des galères et l’intègrent au système judiciaire. Au XVIIe siècle, les tribunaux criminels de France et des Etats voisins (Genève notamment) fournissent, par leurs sentences, les hommes de rame dont la monarchie française a besoin pour développer sa flotte des galères (40 galères à Marseille à la fin du siècle). Supprimées en France en 1748, les galères se muent en bagne, ou en «galères de terre», avec le transfert de la chiourme aux arsenaux de Toulon et de Brest.
A partir de 1750, le bagne répond aux besoins de la politique pénale des juges et des magistrats au moment où s’affirme le mouvement de réforme pénale. La peine des galères offre une alternative autant à la peine capitale qu’au bannissement des criminels. Dans la République, comme ailleurs en Europe, la peine des galères est censée répondre, dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, aux attentes d’une nouvelle économie pénale qui se veut préventive, utilitaire et corrective. La justice genevoise alimente ainsi la chaîne des forçats, «théâtre ambulant» qui sillonne la France depuis le début du XVIIe siècle.
Convention entre Genève et la France sur les frais de remise des forçats condamnés aux galères (bagne)
En 1782, alors qu’elles déplorent l’absence d’une «maison de force» sur leur territoire, les autorités de la République signent un concordat avec la France. Celui-ci prévoit le transfert des forçats aux prisons de Lyon ou de Besançon, par où transite la chaîne des galériens.
AEG, R.C. 283, 21 octobre 1782, folio 414b
Dessin de la galère La Réale
Les condamnés aux galères, toujours masculins à cause de l’effort physique que le châtiment suppose, sont marqués au fer chaud des lettres GAL sur l’épaule. Selon l’Ordonnance criminelle de 1670, les galères à perpétuité sont situées au deuxième rang de l’échelle des peines, après la mort. Entre 1685 et 1715, le taux de mortalité parmi la chiourme dépasse les 51%.
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, volume de planches VII, Marine, planche II, Paris, Le Breton, 1769
Signalement et extrait de sentence accompagnant la remise aux officiers royaux d’un forçat condamné pour vol avec effraction
Entre 1685 et 1738, les juges de la République prononcent la peine des galères à trente et une reprises, «à temps» et à perpétuité. Vingt condamnations aux galères sont encore prononcées dans les années 1780.
AEG, Jur. Pen. H 1, 29 avril 1785
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17. La détention
Sous l’Ancien Régime, la détention (prisons d’Etat, maisons de force et de correction, hôpitaux généraux, dépôts de mendicité) est essentiellement préventive. Elle consiste alors principalement en la prise de corps d’un suspect en attente de jugement; en une mesure de sûreté, et non une peine prononcée par un juge. Parfois, la prison peut faire office de peine: ainsi, dès le XVIe siècle, les femmes qu’on ne peut envoyer aux galères sont enfermées dans des maisons de force. Débiteurs insolvables, criminels infirmes, déments et mendiants sont également incarcérés.
A Genève, l’Hôpital général abrite une Maison de Discipline dès 1631, laquelle contient des ateliers de travail pour les femmes (filature de laine) et pour les hommes (passementerie, cardage, cordonnerie). Transférée à Saint-Antoine en 1713, la Discipline renferme toujours moins d’indigents au cours du siècle, tandis que le nombre d’internements consécutifs à un jugement augmente considérablement. S’ajoute à cette forme naissante de détention pénale, l’usage, croissant au XVIIIe siècle, de la «prison domestique». Conjuguant peine corrective et contrôle social du condamné, cette condamnation infligée pour des petits délits contre les biens ou les mœurs oblige le condamné à rester enfermé dans son logis. Enfin, une prison «classique» – dite de l’Evêché – existe aussi à Genève: située dans l’ancien palais de l’Evêque, elle est comparable aux prisons de l’ensemble des villes européennes.
Projet de construction d’une maison pénitentiaire sur l’emplacement de la prison de l’Evêché, vers 1820
En 1820, le Conseil d’Etat propose un prix de 1200 florins à l’auteur du meilleur projet de maison de force pénitentiaire adapté à un bâtiment déjà existant, tel l’Evêché. Les autorités optent cependant pour une construction entièrement neuve – la Tour Maîtresse (1825-1862) – inspirée par le principe du panoptisme de J. Bentham.
AEG, Travaux B 2/11.1
Registre d’écrou, 1738-1754
Consigné dans les registres d’écrou, le mouvement des prisonniers détenus à l’Evêché témoigne d’un taux d’occupation quotidien relativement faible (entre 5 et 15 personnes). Au-delà des incarcérations en effigies et des quelques longues détentions, les individus qui peuplent cette prison sont pour l’essentiel des débiteurs qui quittent leur geôle après avoir donné des cautions suffisantes.
AEG, Jur. Pen. H 4.14
Règlement sur l’office de geôlier 3 août 1784
Grabelé (évalué) tous les trois ans par les Petit et Grand Conseils, le geôlier est tenu de faire en sorte que «l’humanité soit respectée autant que les égards qu’elle prescrit pourront se concilier avec le soin de garder sûrement les prisonniers». Afin d’endiguer l’arbitraire du geôlier, le tarif fixant les émoluments qu’il reçoit de chaque prisonnier est affiché aux prisons.
AEG, Placard 5/575
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/17-la-detention/
18. Réformer le droit de punir
Dès 1760, la chaîne du pénal échappe aux magistrats professionnels. Le droit de punir focalise la vigilance éclairée des «philosophes», des publicistes, des magistrats et avocats libéraux.
Né en 1738, juriste, professeur d’économie publique puis fonctionnaire à Milan dans l’administration viennoise jusqu’à sa mort en 1794, Cesare Beccaria publie anonymement en été 1764 l’ouvrage de moins de 100 pages qui l’immortalise en lançant la réforme pénale qu’attend l’Europe: Dei delitti e delle pene (Des délits et des peines).
Défenseur de Jean Calas et du chevalier de la Barre, suppliciés comme des hérétiques, Voltaire encense le Milanais. Même éloge chez William Blackstone et Jeremy Bentham, le théoricien du Panopticon qui inspirera la prison modèle de Genève (1825-1862). Aux Etats-Unis, Thomas Jefferson lit Beccaria pour penser le droit pénal de la jeune démocratie.
Libérale et utilitaire, la réforme veut légaliser et séculariser les délits et les peines, instaurer la défense des prévenus, abolir la torture et les supplices, modérer voire abolir l’usage de la peine capitale pour la remplacer par la prison. Au temps de Montesquieu et de Voltaire, prôné par l’avocat général de Grenoble Joseph Michel Antoine Servan (1737-1807) et le magistrat genevois Julien Dentand (1736-1817), le réformisme judiciaire traduit les espoirs des Lumières d’une cité juste sous l’Etat de droit, dont la chaîne du pénal sera modérée et légale.
Joseph Michel Antoine SERVAN, Discours sur l’administration de la justice criminelle, Genève [Grenoble], 1767
Alors que de nombreuses académies royales mettent à l’ordre du jour le problème de la réforme judiciaire, dans le sillage libéral de Beccaria dont il atténue le projet, l’avocat général au Parlement de Grenoble, Joseph Michel Antoine Servan (1737-1807) y prononce le 16 novembre 1766 son célèbre discours sur la modération de la justice pénale. Le «Cicéron du Dauphiné», selon Voltaire, y énonce un programme pénal qui réclame la rapidité de l’instruction criminelle, l’abolition des supplices, la salubrité des prisons et la modération de la peine capitale dont l’usage ne visera que les assassins.
Collection privée
Julien DENTAND, Essai de jurisprudence criminelle, Lausanne, sans nom d’éditeur, 1785, deux volumes
Pasteur démissionnaire en 1767, membre du Conseil des CC (1770), syndic libéral (1780), magistrat du gouvernement révolutionnaire issu de la révolution genevoise de 1782, exilé à Neuchâtel avant son retour à Genève (1790), Julien Dentand (1736-1817) est un réformiste né. Ayant participé sans être primé en 1778 au concours bernois (Société économique de Berne) sur la réforme de la législation criminelle, Dentand publie son texte à Lausanne. Si le livre, pétri de bons sentiments, connaît un succès d’estime local, son réformisme tiède qui maintient la peine capitale fait de Dentand un épigone modéré de Beccaria.
AEG, Bibliothèque, 4481
Cesare BECCARIA (1738-1794), Dei delitti e delle pene (Des délits et des peines), Livourne, 1764 (traduit en français dès 1766)
Juriste de formation, professeur d’économie publique puis zélé fonctionnaire à Milan dans l’administration autrichienne, le marquis Cesare Beccaria est écœuré par les retentissements de l’affaire Calas à Toulouse. En 1764, il publie (d’abord anonymement) l’ouvrage de moins de 100 pages sur la réforme pénale que l’Europe des rois attend. Salué par les ténors des Lumières, mis à l’Index romain, réédité sous son nom et traduit dans toutes les langues, ce best-seller propose de séculariser le régime pénal, de moderniser la procédure inquisitoire, d’instaurer la légalité des délits et des peines, de généraliser l’usage de la défense et des travaux forcés, ainsi que d’abolir la peine capitale pour les crimes de droit commun.
Edizione delle opere di Cesare Beccaria, Milan, Mediobanca, 1984-2009, 16 vol.
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19. L’exigence de légalité
Au des débats sur la réforme pénale durant le siècle des Lumières, le principe de légalité des délits et des peines triomphe durant la Révolution genevoise de 1792-1794. La Déclaration des droits et des devoirs de l’homme social de 1793 place ainsi l’action de la Justice sous la stricte souveraineté de la loi: «nul ne doit être puni qu’en vertu d’une Loi promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée». Nourris au réformisme des Lumières, les législateurs de la Révolution genevoise adhèrent au mouvement de codification européen qui rationalise, dès 1750, la chaîne du pénal. Contre le système judiciaire d’Ancien Régime, ils prônent la légalité des délits et des peines afin de protéger les droits naturels des individus.
A l’instar de l’Assemblée nationale constituante en France (1789-1791), la Révolution genevoise place la réforme pénale au centre de son programme révolutionnaire. Mis en chantier dès 1793, le Code pénal genevois doit réaliser le rêve du réformisme juridique de la seconde moitié du XVIIIe siècle: défendre une pénalité corrective humanisée qui légalise la modulation harmonieuse entre les crimes et les châtiments. Le principe de légalité des délits et des peines remplace ainsi l’«arbitraire» des juges, symbole d’une justice criminelle désormais archaïque et «despotique».
Projet de Code pénal, Genève, 1795
Signé par le Comité rédacteur des Lois permanentes (Louis Odier, Jean François Butini et Julien Dentand), le premier Code pénal genevois est publié en décembre 1795. Demeuré à l’état de projet, il suit l’orientation générale du Code des délits et des peines français de 1791: à une classification rationnelle du contentieux répond l’établissement d’un tarif rigide de peines, fixées selon la nature des crimes.
AEG, Bibliothèque, Girod 38/17
Instruction sur la manière de procéder en fait criminel, 1794
Publiées à l’usage des magistrats de police au moment de la promulgation de la Constitution de 1794, les Instructions prescrivent les actes de la procédure criminelle. L’enquête doit respecter rigoureusement les normes légales, «la procédure étant le miroir dans lequel le juge doit voir tout ce qui s’est passé pendant l’information, il faut qu’en la lisant il soit affecté de la même manière qu’il l’aurait été, s’il avait été le témoin de l’instruction» (p. 2).
AEG, Bibliothèque, G 26/39
Registre du comité criminel 1793
Un comité criminel est désigné au printemps 1793 par l’Assemblée nationale genevoise pour élaborer une refonte complète du droit pénal (procédure et code pénal). Les trente séances de travail (avril-août 1793) consignées in extenso dans le registre du comité criminel se soldent toutefois par un échec.
AEG, Justice A 5, folios 20-21
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20. La guillotine
Le 26 avril 1798, le Directoire ratifie le traité de réunion qui lie de force Genève à la France; les Genevois sont déclarés «Français nés». Privée de sa souveraineté, l’ancienne République protestante devient le chef-lieu du département du Léman. Genève est dès lors dotée du Code pénal de 1791 et de la guillotine, désormais seul et unique mode opératoire de l’exécution capitale.
Confiée au maître charpentier genevois Jean-François Nicolas Boiteux, la confection du fatal instrument mobilise quatre ouvriers durant 42 journées pour travailler les bois de sapin de l’échafaudage et ceux de chêne de la machine. Dans la matinée du 16 mai 1799, dressée sur la place de la porte de Neuve, la guillotine peinte en rouge est inaugurée par l’exécuteur Jean-François Pasteur devant une foule compacte. Culminant sur son échafaud à près de 6 mètres, la guillotine trône au pied de la Tertasse, devant les fenêtres du futur magistrat abolitionniste Jean-Jacques de Sellon (1782-1839).
Entre 1799 et 1813, dans un bruit sourd et avec une forte effusion de sang, elle y décapite 33 des 35 individus (dont une seule femme) condamnés au châtiment suprême par les juridictions criminelles du département du Léman. Après le départ des Français en décembre 1813, la machine demeure en activité jusqu’à l’abolition de la peine de mort dans le canton en 1871, sous le régime radical.
Règlement sur les frais d’exécution des arrêts criminels, Décret impérial du 18 juin 1811
Produit de la réforme de la justice répressive voulue par Napoléon, le Règlement sur les frais d’exécution des arrêts criminels assigne en détail les obligations qui incombent à chacune des figures concernées par le spectacle de la mort légale (préfet, procureur impérial criminel, ingénieur civil et exécuteur). Il établit par ailleurs de manière exhaustive l’ensemble des dépenses relatives à l’exécution desdits arrêts.
AEG, ADL B 788
Plan de la guillotine du Département du Simplon, par l’architecte genevois Joseph-Louis Brolliet (16 avril 1812)
Détenteur d’un savoir-faire singulier depuis qu’il a confectionné la guillotine genevoise, le charpentier Boiteux est mandaté en 1812 pour construire l’échafaud et la machine du département du Simplon, selon les plans établis par l’architecte genevois Joseph-Louis Brolliet.
AEG, ADL B 788
Couperet et mouton de la guillotine genevoise
Le couperet est fixé au mouton en plomb (env. 50 kg) qui sert à entraîner la lame dans sa chute. Avec la lunette qui maintient la tête du condamné, ce sont les derniers éléments d’origine de la guillotine genevoise de 1799. En surface, le bois a conservé sa teinte rouge.
Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, VG 0001-6 (photo Yves Siza)
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/20-la-guillotine/
21. Pièces à conviction
Dans la République de Genève d’Ancien Régime, la puissance du pénal ressort de la richesse matérielle des documents judiciaires. La pratique pénale produit des pièces judiciaires par centaines de milliers, génère registres et cahiers, mobilise papier, encre et plumes, écritoires et chandelles. Au-delà des papiers de justice qui recueillent la mémoire du crime, l’instruction criminelle conserve parfois les éléments matériels qui établissent le corps du délit et en éclairent les circonstances.
La conservation des pièces à conviction traduit le projet d’une netteté judiciaire indispensable à la chaîne du pénal. L’inventaire hétéroclite de ces pièces en témoigne: libelles diffamatoires, faux assignats, billets de loterie étrangère, limes, boîtier de montres, fausse monnaie, linceul d’enfant trouvé mort et enterré, canne rompue trouvée sur le lieu d’un assassinat, «machine» servant à subtiliser l’argent du tronc des églises.
Matériau nécessaire à l’enquête, les pièces à conviction suscitent peut-être la curiosité du regard contemporain, mais surtout elles donnent à penser la chaîne du pénal, par delà les temps.
AEG, P.C. 1re série 15598
AEG, P.C. 1re série 16437
AEG, P.C. 1re série 10897
AEG, P.C. 1re série 13923
AEG, P.C. 1re série 14331
AEG, P.C. 1re série 13872
AEG, P.C. 1re série 16860
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22. L’historiographie du droit de punir
Après Surveiller et punir que publie Michel Foucault à Paris en 1975, l’histoire de la justice criminelle s’est renouvelée en Europe de manière significative. L’histoire anecdotique du crime et des faits divers ainsi que l’histoire-progrès des lois et des institutions écrite par des juristes ont laissé place à l’histoire sociale et intellectuelle des pratiques judiciaires et pénales.
Les historiens mesurent aujourd’hui les continuités et les ruptures sociales et institutionnelles du droit de punir entre l’Etat justicier de l’Ancien Régime et l’Etat de droit né avec la Révolution. Magistrature, justiciables, enquête judiciaire, crimes, expertises médico-légales, réforme, pénalité capitale ou carcérale, légalité des délits et des peines, police: aujourd’hui et demain, les archives judiciaires offrent le terrain privilégié pour enquêter sur la complexité de la chaîne du pénal, ce processus qui va du crime aux lois en passant par les instruments répressifs. Incriminer c’est classer. Classer c’est archiver.
Suite à quelques travaux précurseurs, depuis le début des années 1990, le chantier genevois de l’histoire de la justice pénale s’enrichit régulièrement grâce à la recherche liée à l’enseignement universitaire. Mémoires et thèses d’étudiants, articles, monographies, colloques, exposition: l’histoire de la justice criminelle sous l’Ancien Régime, mais aussi à l’époque contemporaine, illustre souvent le paradoxe culturel qu’évoque cette exposition. Associée à la souveraineté indivisible de l’Etat moderne, la puissance normative du pénal ressort de la fragilité matérielle des archives judiciaires et policières. Trop longtemps, elles ont été jugées secondaires par rapport à d’autres fonds. Leur conservation optimale est un atout pour l’avenir de la société et pour l’avenir des sciences historiques dans le champ crucial de la recherche sur l’Etat et la chaîne du pénal.
L’ouvrage accompagnant l’exposition propose une «bibliographie de la justice et de la criminalité sous l’Ancien Régime genevois» (p. 116-123).
Une bibliographie plus large sur l’histoire du crime et de la justice pénale est donnée par Xavier ROUSSEAUX, «Historiographie du crime et de la justice criminelle dans l’espace français (1990-2005)», Crime, histoire et sociétés, vol. 10, n° 1 et 2, 2006.
Voir aussi la «Bibliographie de l’histoire de la justice française (1789-2009)» élaborée par Jean-Claude FRACY sur le site Criminocorpus ( www.criminocorpus.cnrs.fr) ainsi que, depuis 1977, la revue Crime, histoire et sociétés (revue de l’International Association for the History of Crime and Criminal Justice).
https://archives-etat-ge.ch/page_de_base/22-lhistoriographie-du-droit-de-punir/