Michée Chauderon. La dernière sorcière exécutée à Genève (6 avril 1652)
Au printemps 1652, Michée Chauderon, lavandière d’origine savoyarde, est condamnée à mort pour crime de sorcellerie. Pendue, puis brûlée sur la place publique le 6 avril 1652, la quinquagénaire catholique est la septantième (47 femmes, 23 hommes) et dernière personne condamnée à mort pour crime de « maléfice » dans la République réformée de Genève. Sa pendaison publique à Plainpalais, au-delà de la Porte Neuve, et la combustion de son cadavre annoncent la fin de la « grande chasse aux sorcières ». Devenu très tôt une cause célèbre, son cas n’a depuis cessé d’agiter l’opinion publique. Son procès est intégralement conservé aux Archives d’État de Genève.
Michée Chauderon est née à Boëge, dans le Faucigny, vers 1602. Fille de modestes paysans, elle passe les vingt premières années de sa vie dans ce village de la Vallée Verte où, comme beaucoup d’autres alors, elle apprend le secret des plantes et leurs propriétés curatives. Au début des années 1620, elle gagne la Cité-État de Genève à une demi-journée de marche, dont l’agglomération compte alors un peu moins de 13’000 individus. Elle y est engagée comme domestique.
En 1639, Michée Chauderon est confrontée une première fois à la justice pour des faits de paillardise (relations sexuelles hors mariage). Bannie de la République, elle épouse ensuite son compagnon. En peu de temps, elle perd l’enfant qu’elle porte, puis son mari décède en 1646. Revenue clandestinement à Genève, la veuve affronte l’indigence qui la guette en travaillant comme lavandière (blanchisseuse) et en négociant parfois dans le voisinage ses talents de guérisseuse qu’elle aurait notamment exercés en temps de peste (épidémies à Genève en 1615-1616, 1628-1631, 1638-1640).
Le 4 mars 1652, la vie de Michée Chauderon bascule. Mise en arrestation, elle est « emprisonnée pour sorcellerie » dans la prison de l’Évêché. Selon les témoignages de huit femmes, elle aurait notamment « baillé le mal » à deux filles qui se trouveraient en conséquence possédées par le Diable. Placé sous l’autorité judiciaire, pénale et exécutive du Petit Conseil de la République, l’auditeur de justice mène l’instruction à charge. Sur fond de conflits de voisinage, les dépositions qu’il recueille accablent la lavandière. Appelée, quelques temps auparavant, au chevet de l’une des malades, Michée Chauderon aurait notamment refusé de prodiguer les soins qu’on lui réclamait. D’après ses dénonciatrices, elle aurait alors parlé une langue inconnue, peut-être un patois maternel. Bien plus, la veuve est accusée d’avoir invoqué le Malin; à cette occasion « les démons qui possèdent ladite fille » auraient murmuré: « voici la Michée notre maîtresse ». Les interrogatoires successifs qu’elle subit visent tout d’abord les litiges avec les femmes du voisinage, puis se concentrent toujours davantage sur ses liaisons dangereuses avec le Diable. Au fur et à mesure, l’engrenage judiciaire façonne le profil de la sorcière. La justiciable, quant à elle, s’estime « accusée à tort ».
Selon les « Causes criminelles et d’injures » que promulguent à Genève les Édits civils de 1568, la « sorcellerie » et l’« empoisonnement » sont des crimes qualifiés capitalement. En Europe, les procès de sorcellerie – comme tous les autres procès depuis la fin du Moyen Âge – obéissent à une procédure dite « inquisitoire », qui se caractérise par le nature secrète et écrite de l’instruction et par le recours aux experts assermentés quand le cas le nécessite. À cet égard, depuis le XVIe siècle, les procès en sorcellerie impliquent l’autorité des chirurgiens-légistes, experts du corps ensorcelé. En effet, crime invérifiable en flagrant délit, le sortilège est une hypothèse judiciaire qui relève de la démonstration positive des experts, lesquels peuvent recourir aux traités de démonologie pour cadrer leur pratique et trouver la marque du diable. À cette fin, ils « visiteront », examineront et, au moyen d’une « alène chirurgicale » (aiguille), sonderont le corps de l’accusée qu’ils auront d’abord rasé intégralement (pubis, aisselles, sourcils, cheveux).
Au cours de la première expertise médico-légale, les experts notent quelques « stigmates ». Selon l’usage, ils bouchent les yeux de la prévenue, afin qu’elle ne puisse pas observer l’exploration anatomique. S’ils constatent des marques de « nature extraordinaire », les chirurgiens préfèrent les imputer à des pathologies dermatologiques qui affectent le corps usé de la lavandière. Ces experts se gardent bien d’invoquer l’hypothèse démonologique du stigmate maléfique. Les conclusions de la deuxième expertise diligentée quelques temps après sont tout aussi prudentes. Devant les dénégations de Michée Chauderon, les magistrats finissent par la conduire dans la « chambre de la question ». Justifiée par les normes de la procédure inquisitoire et par tous les démonologues, la torture judiciaire, ou « question », est massivement utilisée pour obtenir l’aveu de l’accusé. Elle est souvent exécutée sous le regard d’un chirurgien ou d’un médecin qui informe le magistrat instructeur de la résistance vitale du « patient ». Attachée sur la sellette, petit siège de bois sur lequel les accusés sont assis, la veuve réfute tout commerce avec le diable. Élevée au plafond avec la corde de l’estrapade qui enserre ses bras liés dans le dos, elle persiste à nier. Enfin, précipitée vers le sol dans une chute de plusieurs mètres, elle est retenue in extremis par le lien qui disloque les articulations des bras (« un trait de corde »). Dans la logique du procès inquisitorial, la douleur doit produire la vérité. Mais Michée Chauderon refuse toujours d’avouer.
Face au scepticisme des premiers experts, les magistrats demandent au bailli de Nyon, en terres bernoises, la coopération de « personnes intelligentes et expérimentées à la découverte de telles marques ». Sous le contrôle d’un médecin genevois, deux maîtres chirurgiens de Nyon visitent la Savoyarde dans les prisons de Genève. Ils sont bien plus âgés que leurs homologues genevois et vraisemblablement plus enclins à adhérer à la doctrine démonologique. Les vaudois identifient ainsi « deux signes considérables »: le premier affecte la « lèvre supérieure »; le second marque la « cuisse droite ». Après avoir planté l’aiguille chirurgicale, ils observent à propos des stigmates: « Nous les trouvons absolument semblables à celles que l’expérience nous a fait voir en des personnes accusées et condamnées de sortilège, comme aussi à la description qu’en font les auteurs ». Les experts sont formels, les marques ne résultent « d’aucune maladie ou de cause purement naturelle »; au contraire, elles « donnent un juste soupçon d’être marques sataniques ».
Trois jours après, Michée Chauderon est à nouveau conduite dans la chambre criminelle. À peine assise sur la sellette, elle craque et finit par avouer avoir croisé le Diable une première fois sous la forme d’une « ombre ». Acculée, elle prétend ensuite qu’elle revit le Malin aux Eaux-Vives en la personne d’un « gros lièvre rouge ». Enfin, elle avoue tout, même ce qu’elle avait toujours nié, à savoir avoir « baillé le mal » pour obéir à Satan.
Le mardi 6 avril 1652, la « sentence définitive » est prononcée et exécutée sous l’autorité judiciaire du Lieutenant de Justice. Reconnue coupable de s’être « donnée au Diable et à sa sollicitation » comme d’avoir « baillé du mal à deux filles », Michée Chauderon est condamnée à mort. Cependant, souhaitant user « plutôt de douceur que de rigueur », le Petit Conseil atténue le châtiment. La sorcière, « liée et menée » à l’aube hors des fortifications sur la place de Plainpalais, est d’abord « pendue et étranglée ». C’est seulement dans un second temps que son cadavre est « brûlé et réduit en cendres ». Par exemplarité et à titre d’infamie posthume, ses restes sont dispersés au vent par le bourreau, ses biens confisqués au profit de l’État, enfin son patronyme voué à tomber dans l’oubli, puisque les autorités défendent de l’inscrire au livre des morts (registre d’état civil).

Les AEG conservent en intégralité les procès criminels de Michée Chauderon sous les cotes suivantes:
- Procès criminel : P.C. série I, n°3465 (sorcellerie)
- Procès criminel : P.C. série I, n°3127 (paillardise)
Voir également:
- État civil: E.C. Livre des morts de la ville de Genève, 1545-1798
- Registres du Conseil: R.C. 138 (1639); R.C. 152 (1652).
- Édits civils de 1568
Bibliographie sommaire :
- Michel Porret, L’ombre du Diable. Michée Chauderon, dernière sorcière exécutée à Genève, Chêne-Bourg, Georg, 2019 (2nde édition). AEG, B 5354. Cet ouvrage a été présenté dans le cadre d’un documentaire.
- Christian Broye, Sorcellerie et superstition à Genève (XVIe – XVIIIe siècle), Genève, Le concept moderne, 1990. AEG, B 745.
- Michel Porret et al., La chaîne du pénal. Crimes et châtiments dans la République de Genève sous l’Ancien Régime, Genève, Georg, 2010. AEG, B 4010.